La Seyne sur Mer

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Baudelaire et une certaine jeunesse parisienne sous le Second Empire. Un regard sans pitié sur la médiocrité dans l’air du temps

dimanche 27 décembre 2020, par René Merle

Préface à Léon Cladel

J’extrais d’une préface [1] de Baudelaire [1821-1867] ces quelques lignes décrivant la jeunesse de la gentry parisienne du temps ; au-delà de son intérêt documentaire historique, l’évocation de cette jeunesse, dans ses quatre composantes, ne manque pas de nous évoquer bien de tristes comportements actuels. À chacun de les retrouver.

« Préface
Un de mes amis, qui est en même temps mon éditeur [2] me pria de lire ce livre, affirmant que j’y trouverais plaisir. Je n’y consentis qu’avec une excessive répugnance ; car on m’avait dit que l’auteur était un jeune homme [3], et la Jeunesse, dans le temps présent, m’inspire, par ses défauts nouveaux, une défiance déjà bien suffisamment légitimée par ceux qui la distinguèrent en tout temps. J’éprouve, au contact de la Jeunesse, la même sensation de malaise qu’à la rencontre d’un camarade de collège oublié, devenu boursier, et que les vingt ou trente années intermédiaires n’empêchent pas de me tutoyer ou de me frapper sur le ventre. Bref, je me sens en mauvaise compagnie.
Cependant l’ami en question avait deviné juste ; quelque chose lui avait plus, qui devait m’exciter moi-même ; ce n’était certes pas la première fois que je me trompais ; mais je crois bien que ce fut la première où j’éprouvai tant de plaisir à m’être trompé.
Il y a dans la gentry parisienne quatre jeunesses distinctes. L’une, riche, bête, oisive, n’adorant pas d’autres divinités que la paillardise et la goinfrerie, ces muses du vieillard sans honneur : celle-là ne nous concerne en rien. L’autre, bête, sans autre souci que l’argent, troisième divinité du vieillard : celle-ci, destinée à faire fortune, ne nous intéresse pas davantage. Passons encore. Il y a une troisième espèce de jeunes gens, qui aspirent à faire le bonheur du peuple, et qui ont étudié la théologie et la politique dans le journal le Siècle [4] ; c’est généralement de petits avocats, qui réussiront, comme tant d’autres, à se grimer pour la tribune, à singer Robespierre, et à déclamer, eux aussi, des choses graves, mais avec moins de pureté que lui, sans aucun doute ; car la grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison, et, au train dont nous marchons vers les ténèbres, il y a lieu d’espérer qu’en l’an 1900 nous serons plongés dans le noir absolu.
Le règne de Louis-Philippe, vers sa fin, fournissait déjà de nombreux échantillons de lourde jeunesse épicurienne et de jeunesse agioteuse. La troisième catégorie, la bande des politiques, est née de l’espérance de voir se renouveler les miracles de Février [5].
Quant à la quatrième, bien que je l’aie vue naître, j’ignore comment elle est née. D’elle-même sans doute, spontanément, comme les infiniment petits, dans une carafe d’eau putride, la grande carafe française. C’est la jeunesse littéraire, la jeunesse réaliste, se livrant, au sortir de l’enfance, à l’art réalistique (à des choses nouvelles il faut des mots nouveaux !). Ce qui la caractérise nettement, c’est une haine décidée, native, des musées et des bibliothèques. Cependant elle a ses classiques, particulièrement Henri Murger et Alfred de Musset. Elle ignore avec quelle amère gausserie Murger parlait de la Bohême [6], et quant à l’autre [7], ce n’est pas dans ses nobles attitudes qu’elle s’appliquera à l’imiter, mais dans ses crises de fatuité, dans ses fanfaronnades de paresse, à l’heure où, avec des dandinements de commis-voyageurs, un cigare au bec, il s’échappe d’un dîner à l’ambassade, pour aller à la maison de jeu ou au salon de conversation. De son absolue confiance dans le génie et l’inspiration, elle tire le droit de ne se soumettre à aucune gymnastique. Elle ignore que le génie (si toutefois on peut appeler ainsi le germe indéfinissable du grand homme) doit, comme le saltimbanque apprenti, risquer de se rompre mille fois les os en secret avant de danser devant le public ; que l’inspiration, en un mot, n’est que la récompense de l’exercice quotidien. Elle a de mauvaises mœurs, de sottes amours, autant de fatuité que de paresse, et elle découpe sa vie sur le patron de certains romans, comme les filles entretenues s’appliquaient, il y a vingt ans, à ressembler aux images de Gavarni [8], qui lui, n’a peut-être jamais mis les pieds dans un bastringue. Ainsi l’homme d’esprit, le peuple et le visionnaire crée la réalité. J’ai connu quelques malheureux qu’avait grisés Ferragus XXIII [9] et qui projetaient sérieusement de former une coalition secrète pour se partager, comme une horde se partage un empire conquis, toutes les fonctions et les richesses de la société moderne [10].
C’est cette lamentable petite caste que M. Léon Cladel a voulu peindre ; avec quelle rancuneuse énergie, le lecteur le verra. »

Dans la suite de la préface, Baudelaire détaille le plaisir qu’il a pris à la lecture du roman. Vous trouverez facilement à la lire, et bien sûr à lire le roman, sur Internet.

Notes

[1Léon Cladel, Les martyrs ridicules, avec une préface de Charles Baudelaire, Paris, Poulet-Malassis, 1862

[2Auguste Poulet-Malassis qui le soutint dans la répression frappant Les Fleurs du Mal, en 1857

[3Cladel est né en 1835

[4Le Siècle, dont le lectorat est essentiellement celui de la petite et moyenne bourgeoisie est alors le grand quotidien d’opposition à l’Empire

[51848 bien entendu

[6Henry Murger, né en 1822, venait de mourir en 1861. Il avait connu les affres de la pauvreté qu’il évoque notamment dans le très réaliste feuilleton Scènes de la vie de Bohème, 1847-1849

[7Musset (1810), qui était mort en 1857, académicien rangé de sa vie de dandy scandaleux

[8Le célèbre dessinateur et caricaturiste, 1804-1866

[9Allusion au du roman de Balzac Ferragus chef des Dévorants

[10On se dit que les années 2000 ont connu quelque chose qui ressemble à cela...

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