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Éclairer le peuple, si tant est que le peuple soit "éclairable" ?

lundi 25 septembre 2023, par René Merle

Je lis (Gallica) dans l’Ami du Peuple du samedi 21 mai 1791 :
« Le peuple peu instruit est presque toujours trompé : mais il ne se vend jamais ; le plus grand service qu’on puisse lui rendre est donc de l’éclairer, et de lui faire connaître les hommes vils et atroces en faveur desquels il s’est laissé prévenir ou surprendre son vœu ; heureux si honteux des choix indignes qu’on lui a dictés, il arrachoit enfin son bandeau, et brisoit lui-même les idoles que la séduction et la perfidie placèrent par ses mains sur l’autel. »
Il m’est souvent arrivé de citer ce propos de Marat, publié un mois avant la fuite interrompue à Varennes de la famille royale vers la frontière. Mais dans la tension extrême qui a saisi le pays, Marat ne vise pas ici que les adversaires proclamés de la Révolution. C’est aussi ceux qui l’ont prise en mains, la contrôlent, la châtrent de sa force populaire et ne l’utilisent qu’au profit des leurs, les bourgeois, qu’il désigne à la vindicte populaire.
En évitant tout anachronisme, de 1791 à aujourd’hui court cette même double interrogation : éclairer le peuple ? Mais qui peut et doit vraiment éclairer le peuple, si tant est que le peuple soit "éclairable" ?
La récente Prix Nobel a (honnêtement dans la logique de son vécu) bâti son œuvre sur la question de l’accession des « petits » au « vrai » monde de la culture et de la bonne vie sociale. Ce qui revient, quoi qu’on en dise (car d’aucuns y voient une légitime revalorisation des « petits »), à renvoyer aux oubliettes de l’Histoire ce peuple sociologique dont il convient de se dégager.
Je vous signale à ce propos les échanges que j’ai eus avec Michel Parolini. Cf. les commentaires de : Prix Nobel.
Stratification sociale donc, qu’est censée éclairer le regard de celles et ceux qui se sont, par force, dégagés de la réalité populaire.
La grande question posée en filigrane de pareilles conceptions serait donc celle de l’éducation politique de ce peuple, afin de l’amener à la « bonne » conscientisation, ou plutôt celle de savoir de qui descendra vers le peuple porter cette conscientisation.
Mme Ernaux en a témoigné par son engagement, tant aux côtés de Houria Bouteldja et des « Indigènes de la République », qu’aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et de sa NUPES. Ceux « qui savent » s’adressent à ceux qui devraient savoir…
Mais savoir quoi ?
En mars 1848, au lendemain de la proclamation du suffrage universel (masculin), Blanqui s’oppose à sa mise en application immédiate : le peuple n’est pas éduqué, et il votera sous l’emprise acceptée des notables. La suite lui donnera raison. Et c’est ce peuple qui élira massivement un Louis-Napoléon comme président d’une République dont il sera le bourreau [1]
Les choses étaient alors limpides, comme elles le seront pour tout le militantisme ultérieur, persuadé de détenir les clés de la compréhension de la société, et donc les clés de la conscientisation du peuple. Bref, nous sommes toujours dans la verticalité théorique descendante, qu’elle soit celle d’un Blanqui qui passa la plus grande partie de sa vie en prison, ou celle de Marx qui passa la plus grande partie de sa vie dans une bibliothèque (ce n’est pas une critique), pour révéler scientifiquement les mécanismes de l’explotation.
Plus récemment, les indispensables études de Bourdieu ont enrichi scientifiquement ces idéologies protestataires par ce qu’il convient dorénavant d’appeler « les armes de subversion symbolique de l’ordre établi ». La grande leçon de Bourdieu est que la protestation qui ne s’appuie pas sur la connaissance réelle de la société ne peut être que posture vaine, voire posture dangereuse. Il me semble qu’au sein de la NUPES ces postures sont à la mode.
Mais la grande question est de savoir si la révélation indispensable des mécanismes de l’exploitation, de l’assujettissement et de l’aliénation est à même d’éclairer le peuple, de changer ses comportements et de lui faire prendre en main son émancipation.
Certainement pas aujourd’hui, parce que le peuple dont se réclame pompeusement Jean-Luc Mélenchon n’existe plus, si tant est qu’il ait jamais existé.
Dissous dans la nébuleuse notion de « classe moyenne », totalement englué, - même s’il lui arrive de le contester formellement -, dans le mode de vie imposé par le néo-capitalisme [2] et l’idéologie dominante, anesthésié par des médias qui lui proposent en vrac, sous couvert d’information, la conviction que toutes les vérités se valent, le « peuple » ne dispose pas (ou ne dispose plus) des moyens de comprendre et faire sienne cette « subversion symbolique de l’ordre établi ». Point n’est besoin de dictature militaire alors pour la faire interdire. « Cause toujours », dit-on du côté de l’idéologie dominante, « tu n’est pas dangereuse parce que tu ne peux parler qu’à des sourds ».
Mais si le "Grand Soir" n’est vraiment pas à l’ordre du jour, le sol n’est pas pour autant ferme sous les pas de ceux qui nous dirigent. De puissantes secousses comme celles des Bonnets rouges [3], puis des Gilets jaunes [4], ont révélé ce qui pouvait bouillonner dans une partie de ce que l’on désigne, de façon peu éclairante, comme "classes populaires". Michéa comme Guilluy ont bien montré que la protestation de ces "Invisibles" ne vise pas un changement de société, mais, défensivement, la préservation d’une vie "normale" souvent si péniblement acquise.

2 Messages

  • Sur Bourdieu Le 3 novembre 2022 à 20:35, par MP

    Le malheur du sociologue est que, la plupart du temps, les gens qui ont les moyens techniques de s’approprier ce qu’il dit n’ont aucune envie de se l’approprier, aucun intérêt à se l’approprier, et ont même des intérêts puissants à le refuser (ce qui fait que des gens très compétents par ailleurs peuvent se révéler tout à fait indigents devant la sociologie), tandis que ceux qui auraient intérêt à se l’approprier ne possèdent pas les instruments d’appropriation (culture théorique, etc.). Le discours sociologique suscite des résistances qui sont tout à fait analogues dans leur logique et leurs manifestations à celles que rencontre le discours psychanalytique […] Bref, les lois de la diffusion du discours scientifique font que, malgré l’existence de relais et de médiateurs la vérité scientifique a toutes les chances d’atteindre ceux qui sont le moins disposés à l’accepter et très peu de chances de parvenir à ceux qui auraient le plus intérêt à la recevoir. Pourtant, on peut penser qu’il suffirait de fournir à ces derniers un langage dans lequel ils se reconnaissent ou, mieux, dans lequel ils se sentent reconnus, c’est-à-dire acceptés, justifiés d’exister comme ils existent (ce que leur offre nécessairement toute bonne sociologie, science qui, en tant que telle rend raison) pour provoquer une transformation de leur rapport à ce qu’ils sont.
    Ce qu’il faudrait divulguer, disséminer, c’est le regard scientifique, ce regard à la fois objectivant et compréhensif, qui, retourné sur soi, permet de s’assumer et même, si je puis dire, de se revendiquer, de revendiquer le droit à être ce qu’on est.

    Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, p. 41-42

    Mais pourquoi diable aurait-on besoin de la science pour assumer ce que l’on est ? Les gens du peuple que je connais assument en général très bien ce qu’ils sont. Ce sont plutôt les petits-bourgeois, "qu’aimeraient bien avoir l’air, mais qu’ont pas l’air du tout"(*), assis le cul entre deux chaises, surtout s’ils sont dans le genre demi-instruits, qui cultivent une certaine haine de soi. Ce dont témoigne encore l’oeuvre d’Annie Ernaux. Donc la sociologie, une certaine sociologie, la "sociologie pour les nuls", plutôt qu’une solution, ferait plutôt partie du problème ?

    Reste que c’est peut-être ça que voulait Bourdieu, au fond : remplacer la culture (qui est toujours la culture de la classe dominante) par la science (objective et compréhensive - si c’est possible ? ...). Au final, la culture a disparu de l’enseignement, et la science n’a jamais pointé le bout de son nez. Seulement la vulgate bourdivine. Le sociologue était plus complexe et nuancé que ses thuriféraires. A noter tout de même que Marx lui ne confondait pas la culture et l’idéologie. Il fréquentait Aristote et Hegel, Shakespeare et Balzac ... Entre autres. Il faudrait ajouter les historiens, les économistes, les mathématiciens ... Je ne cite que quelques sources non scientifiques de l’illustre maître. Parce qu’il avait des choses à y apprendre. Pas parce que son habitus le prédisposait à ce genre de pratiques (qui en valent bien d’autres : le jardinage, le bricolage, le vélo, ou le visionnage de séries des heures durant).

    Serions-nous tous devenus des petits bourgeois ? Tous membres de cette fameuse "classe moyenne" hégémonique ?

    (*) Jacques Brel, Ces gens-là. Et il ajoute "Faut pas jouer les riches, quand on n’a pas le sou".

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