Je lis (Gallica) dans l’Ami du Peuple du samedi 21 mai 1791 :
« Le peuple peu instruit est presque toujours trompé : mais il ne se vend jamais ; le plus grand service qu’on puisse lui rendre est donc de l’éclairer, et de lui faire connaître les hommes vils et atroces en faveur desquels il s’est laissé prévenir ou surprendre son vœu ; heureux si honteux des choix indignes qu’on lui a dictés, il arrachoit enfin son bandeau, et brisoit lui-même les idoles que la séduction et la perfidie placèrent par ses mains sur l’autel. »
Il m’est souvent arrivé de citer ce propos de Marat, publié un mois avant la fuite interrompue à Varennes de la famille royale vers la frontière. Mais dans la tension extrême qui a saisi le pays, Marat ne vise pas ici que les adversaires proclamés de la Révolution. C’est aussi ceux qui l’ont prise en mains, la contrôlent, la châtrent de sa force populaire et ne l’utilisent qu’au profit des leurs, les bourgeois, qu’il désigne à la vindicte populaire.
En évitant tout anachronisme, de 1791 à aujourd’hui court cette même double interrogation : éclairer le peuple ? Mais qui peut et doit vraiment éclairer le peuple, si tant est que le peuple soit "éclairable" ?
La récente Prix Nobel a (honnêtement dans la logique de son vécu) bâti son œuvre sur la question de l’accession des « petits » au « vrai » monde de la culture et de la bonne vie sociale. Ce qui revient, quoi qu’on en dise (car d’aucuns y voient une légitime revalorisation des « petits »), à renvoyer aux oubliettes de l’Histoire ce peuple sociologique dont il convient de se dégager.
Je vous signale à ce propos les échanges que j’ai eus avec Michel Parolini. Cf. les commentaires de : Prix Nobel.
Stratification sociale donc, qu’est censée éclairer le regard de celles et ceux qui se sont, par force, dégagés de la réalité populaire.
La grande question posée en filigrane de pareilles conceptions serait donc celle de l’éducation politique de ce peuple, afin de l’amener à la « bonne » conscientisation, ou plutôt celle de savoir de qui descendra vers le peuple porter cette conscientisation.
Mme Ernaux en a témoigné par son engagement, tant aux côtés de Houria Bouteldja et des « Indigènes de la République », qu’aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et de sa NUPES. Ceux « qui savent » s’adressent à ceux qui devraient savoir…
Mais savoir quoi ?
En mars 1848, au lendemain de la proclamation du suffrage universel (masculin), Blanqui s’oppose à sa mise en application immédiate : le peuple n’est pas éduqué, et il votera sous l’emprise acceptée des notables. La suite lui donnera raison. Et c’est ce peuple qui élira massivement un Louis-Napoléon comme président d’une République dont il sera le bourreau [1]
Les choses étaient alors limpides, comme elles le seront pour tout le militantisme ultérieur, persuadé de détenir les clés de la compréhension de la société, et donc les clés de la conscientisation du peuple. Bref, nous sommes toujours dans la verticalité théorique descendante, qu’elle soit celle d’un Blanqui qui passa la plus grande partie de sa vie en prison, ou celle de Marx qui passa la plus grande partie de sa vie dans une bibliothèque (ce n’est pas une critique), pour révéler scientifiquement les mécanismes de l’explotation.
Plus récemment, les indispensables études de Bourdieu ont enrichi scientifiquement ces idéologies protestataires par ce qu’il convient dorénavant d’appeler « les armes de subversion symbolique de l’ordre établi ». La grande leçon de Bourdieu est que la protestation qui ne s’appuie pas sur la connaissance réelle de la société ne peut être que posture vaine, voire posture dangereuse. Il me semble qu’au sein de la NUPES ces postures sont à la mode.
Mais la grande question est de savoir si la révélation indispensable des mécanismes de l’exploitation, de l’assujettissement et de l’aliénation est à même d’éclairer le peuple, de changer ses comportements et de lui faire prendre en main son émancipation.
Certainement pas aujourd’hui, parce que le peuple dont se réclame pompeusement Jean-Luc Mélenchon n’existe plus, si tant est qu’il ait jamais existé.
Dissous dans la nébuleuse notion de « classe moyenne », totalement englué, - même s’il lui arrive de le contester formellement -, dans le mode de vie imposé par le néo-capitalisme [2] et l’idéologie dominante, anesthésié par des médias qui lui proposent en vrac, sous couvert d’information, la conviction que toutes les vérités se valent, le « peuple » ne dispose pas (ou ne dispose plus) des moyens de comprendre et faire sienne cette « subversion symbolique de l’ordre établi ». Point n’est besoin de dictature militaire alors pour la faire interdire. « Cause toujours », dit-on du côté de l’idéologie dominante, « tu n’est pas dangereuse parce que tu ne peux parler qu’à des sourds ».
Mais si le "Grand Soir" n’est vraiment pas à l’ordre du jour, le sol n’est pas pour autant ferme sous les pas de ceux qui nous dirigent. De puissantes secousses comme celles des Bonnets rouges [3], puis des Gilets jaunes [4], ont révélé ce qui pouvait bouillonner dans une partie de ce que l’on désigne, de façon peu éclairante, comme "classes populaires". Michéa comme Guilluy ont bien montré que la protestation de ces "Invisibles" ne vise pas un changement de société, mais, défensivement, la préservation d’une vie "normale" souvent si péniblement acquise.
2 Messages