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Des forces spéciales du maintien de l’Ordre. L’épisode de 1906-1907.

mardi 29 décembre 2020, par René Merle

L’avertissement et les menaces de la Guerre sociale

Je verse au dossier du maintien ou du rétablissement de ce qu’il est convenu d’appeler l’Ordre, ce texte du13 février 1907, paru dans la Guerre sociale, hebdomadaire de la fraction antimilitariste et révolutionnaire d’un Parti socialiste S.F.I.O partagé en de multiples tendances. Le responsable du journal et auteur de l’article est Gustave Hervé que j’ai évoqué dans le billet Antimilitarisme socialiste : Gustave Hervé – Gaston Couté, 1910. Le premier numéro est paru le 19 décembre 1906.]].

Quelques mots sur le contexte. Le radical Georges Clémenceau est appelé à la présidence du Conseil le 25 octobre 1906. Immédiatement resurgit le dossier de la gendarmerie mobile, qu’avait initié dans le gouvernement précédent le ministre de la Guerre Eugène Étienne.
Il n’est pas question ici de se lancer dans l’historique de maintien de l’Ordre sous la troisième République, et je ne peux que renvoyer aux travaux des historiens et en particulier à ceux de Jean-Marc Berlière.
Disons seulement qu’en cette période charnière pour le régime, en butte à la fois à l’agitation cléricale et à des mouvements sociaux radicaux, se pose plus que jamais la question du rôle de l’Armée : en un temps où aucune manifestation n’était autorisée, c’est l’Armée, armée essentiellement de conscription, qui était chargée de maintenir « l’Ordre » dans la rue, en particulier lors des mouvements de grève. On se souvient des répressions sanglantes qu’elle avait pu commettre, très souvent par manque de sang froid et de contrôle face à des foules hostiles. Répressions qui ne pouvaient qu’apporter de l’eau au moulin de l’antimilitarisme. Par ailleurs, les gouvernements suivaient avec inquiétude les réticences des soldats effectuant leur service militaire, réticence qui dans des cas extrêmes purent aller jusqu’à la fraternisation. Bref l’idée était dans l’air de la création d’une force spéciale de maintien de « l’ordre », garde prétorienne offrant toutes les garanties de fiabilité et d’efficacité : la gendarmerie mobile [1].



La guerre sociale, 13 février 1907
« NOS COSAQUES
Sous le nom de « gendarmerie mobile », nous allons avoir nos cosaques [2].
C’est au ministère Clémenceau-Picquart-Briand-Viviani que nous devons cette institution éminemment républicaine.
Avec les brigades centrales de M. Lépine [3], elles seront le plus bel ornement de la république française.
Il ne faut pas se le dissimuler :
La gendarmerie mobile est devenue une nécessité pour nos dirigeants. Les incidents des inventaires [4], la sortie du lieutenant Delarge à la Bourse du Travail le 1er mai dernier [5], l’hésitation des troupes dans le Pas-de-Calais, à la dernière grève des mineurs, mille symptômes que signale au jour le jour la grande presse, tout fait une obligation à la bourgeoisie de chercher un autre chien de garde que l’armée « nationale », un chien de garde sur lequel elle puisse compter absolument, pour toutes les besognes d’intimidation et de répression.
Les députés socialistes peuvent protester au Parlement, et nous hors du Parlement, la création de ce corps de Cosaques est trop dans la logique des choses pour qu’on puisse longtemps la retarder.
Il ne faut pas que les futurs Cosaques s’imaginent que la classe ouvrière organisée leur accordera les circonstances atténuantes qu’elle accorde aux flics ou aux Pandores ordinaires ; le gardien de la paix, le simple Pandore sont des prolétaires qui, à la sortie du régiment, demandent un emploi quelconque dans une administration. Ils rêvent d’entrer dans les chemins de fer, dans l’octroi, dans un service municipal ; on n’a à leur offrir qu’une place de policier ou de gendarme. Ils font la grimace, le métier de policier et même celui de gendarme jouissant d’une universelle déconsidération ; mais en entrant dans ces services, ils peuvent avoir l’idée qu’ils font un métier utile et qu’il faut des gens pour arrêter les violents, les voleurs et les assassins qui poussent en notre société comme les champignons sur le fumier.
Le gros public n’est pas loin de pardonner aux flics et aux Pandores leurs brutalités coutumières et leur servilité à l’égard des puissants, en faveur de la sécurité relative qu’ils procurent aux gens paisibles.
Les Cosaques qu’on veut instituer ne peuvent pas avoir un seul instant l’excuse de se croire armés contre des malfaiteurs de droit commun ; en entrant dans ce corps, ils sauront qu’ils sont une police politique, qu’ils acceptent, eux, prolétaires [6], de faire le métier abject de chiens de garde des privilégiés de la Fortune. Ils ne peuvent ignorer, qu’ils sont créés pour perpétuer le régime d’inégalités et d’oppression dont souffrent des milliers d’êtres de leur classe.
Eh bien ! Il faut qu’on leur fasse connaître que le seul fait d’entrer dans ce corps leur donnera droit au mépris de la classe ouvrière, en tout temps, et à ses représailles, aux jours de conflit.
Quand l’armée donnait sur les champs de grève, il est bien arrivé que les grévistes exaspérés par les charges brutales aient fait culbuter les chevaux des dragons sur des barricades de fil de fer, ou aient détérioré quelques crânes de fantassins à coups de pierres et de briques. Mais, en général, on a des ménagements même pour les pioupious assez lâches ou assez imbéciles pour marcher contre leurs frères de travail ; on leur tient compte de leur âge, de leur inconscience, de la terreur que leur inspire Biribi, en cas de désobéissance et on excuse leur lâcheté [7]. Mis que les Cosaques ne comptent pas sur cette indulgence de la part des foules ouvrières, exaspérées par la famine, les privations ou les brutalités ; les prêcheurs de calme auront beau recommander aux grévistes la modération et la patience, il est probable qu’ils n’empêcheront pas les plus énergiques ou les plus exaltés de traiter les Cosaques de la République comme on traite en Russie les Cosaques et les policiers du tzar.
Il faut aussi que les futurs Cosaques sachent que le jour où la révolution sera maîtresse d’une ville ouvrière seulement quelques heures, il n’y aura pas de pitié, il n’y aura pas de quartier pour les misérables qui auront accepté, aux dernières heures de la bourgeoisie, de se faire les valets et les chiens de garde de nos maîtres.
Que la parti socialiste, ou s’il craint de se compromettre et de nuire à ses succès électoraux, que la Confédération Générale dise sans ménagement et bruyamment – afin que nul n’en ignore – aux futurs Cosaques ce qui les attend, de la part du prolétariat organisé
Si ça ne les arrête pas, au seuil du métier immonde, du moins, ils ne pourront pas plus tard, à l’heure des représailles, se plaindre qu’on les a pris en traitres.
Gustave HERVÉ »

Notes

[1Le projet de 1906-1907 sera abandonné devant l’ampleur des protestations. Ce n’est qu’en 1921 que sera créée la gendarmerie mobile, force militaire de maintien de « l’Ordre ». Sous le régime de Pétain, cette force sera doublée par des forces spéciales de la Police nationale, les GMR (groupes mobiles de réserve) qui s’illustrèrent tristement dans la lutte contre les maquis, notamment ceux du Vercors et des Glières. Après la libération, les GMR furent remplacés par les CRS.

[2Cruelles forces de répression tsaristes

[3À Paris, la police parisienne, réorganisée par le préfet de police Lépine, empêchait ou étouffait toute manifestation en combinant l’information, le quadrillage policier… et la brutalité d’un effectif répressif

[4Un certain nombre d’officiers catholiques avaient refusé d’engager leurs unités contre les manifestants empêchant les inventaires des objets du culte, initiés par la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905

[5« A partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons plus que huit heures par jour », proclamait le slogan de la CGT. Ce 1er mai 1906, dans Paris occupé militairement (50.000 hommes mobilisées), la police municipale fut débordée par les rudes manifestations de l’Est parisien. Le gouvernement eut recours à l’armée. La veille du 1er mai, à la Bourse du Travail, une unité militaire faisait face à un meeting de préparation des manifestations du lendemain. Désigné par la presse de l’Ordre comme « le lieutenant révolutionnaire », le lieutenant Tisserand-Delange, du 5ème régiment d’infanterie, déposa ses armes à la bourse du travail et déclara qu’il désobéira si on lui demande de tirer sur les manifestants. Il fut immédiatement arrêté. La presse du 2 mai signalera encore cet acte d’indiscipline d’un soldat du 90e de ligne jetant à terre ceinturon et fusil en déclarant : « Moi aussi, je suis socialiste et je ne veux pas marcher contre le peuple »

[6Le souvenir est encore vif, 58 ans après, de la création de la Garde mobile parisienne par le gouvernement républicain né de la Révolution de février 1848. Entièrement formées de jeunes prolétaires, ces unités seront le fer de lance de l’écrasement de l’insurrection populaire parisienne de juin 1848

[7Biribi, le mot désigne l’ensemble des terribles compagnies disciplinaires et bagnes militaires d’Afrique du Nord, où étaient envoyés les soldats indisciplinés ou réfractaires

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