La Seyne sur Mer

Accueil > Visions de l’Idiome natal. L’enquête de 1807 sur les patois dans les zones de (...) > Visions de l’idiome natal, 1807 (4)

Visions de l’idiome natal, 1807 (4)

jeudi 23 décembre 2010, par René MERLE

Visions de « l’idiome natal » à travers l’enquête impériale sur les patois (1807-1812) – Langue d’oc, catalan, francoprovençal (France, Italie, Suisse), Trabucaire, 2010 (4)

Suite de : Visions de l’idiome natal, 1807 (3)
Florilège de l’éclatement ?

La question est implicitement posée à l’enquêteur : comment pointer l’idiome dans sa spécificité, tout en le situant éventuellement dans un ensemble plus large, régional, provincial ou « national » ?

La demande du Ministre, on l’a vu, ne porte pas sur des entités linguistiques prédéfinies (et encore moins, évidemment, sur des définitions nées des études de la fin du XIX° siècle, comme celle de francoprovençal), elle n’interroge que sur ce qui se parle dans le cadre du département, de ses arrondissements, voire de ses cantons… Par là même, l’idéologie qui sous-tend l’enquête induit une vision éclatée de l’idiome. Mais la logique du classement, la curiosité de Coquebert, nourrie de l’érudition du temps, poussent en même temps à définir des ensembles linguistiques, et si possible à fixer leurs limites géographiques.

Les enquêteurs ont a priori de « l’idiome natal » une vision empirique, qui n’impose pas une définition plus large : c’est le parler du lieu, qu’ils pratiquent avec leurs subordonnés, leurs clients, et souvent, par plaisir ou par habitude, avec leurs proches, et leurs pairs. Et c’est exactement du parler de ce lieu, et de nul autre, qu’on leur demande de témoigner.

Pour autant, que ce soit par l’expérience, ou par leurs lectures, ils ne sauraient ignorer que ce parler peut se définir aussi par son appartenance à un ensemble, ensemble parfois même défini et décrit, une vingtaine d’années auparavant, par des dictionnaires : dictionnaire provençal d’Achard [1], dictionnaire languedocien de l’abbé de Sauvages [2], (ce dernier élargi à toute la langue d’Oc, son titre en témoigne).

Mais en même temps, d’autant que l’enquête leur demande précisément d’en témoigner, ces enquêteurs savent combien délectable est la mise en place des différences, même les plus menues, signes d’appartenance et de reconnaissance conviviale dans le cadre du « petit pays ».

Aussi, à peine avancée, la vision de bon sens d’une communauté linguistique, quelle qu’en soit l’étendue, est souvent battue en brèche par les banalités bien connues, depuis le patois qui varie de village à village, jusqu’à l’affirmation d’une originalité absolue du parler du lieu.

Comment les enquêteurs intériorisent-ils la tension entre ces deux données : l’éclatement implicitement sollicité de l’idiome dans le cadre du micro pays, et l’appartenance à un ensemble plus vaste ?

Il serait facile de dresser, en isolant ces déclarations de leur contexte, et donc en gauchissant leur sens, un véritable florilège de l’éclatement.

Quelques exemples devraient suffire ici. On en trouvera abondance d’autres dans les chapitres suivants.

Ainsi, pour trois communautés vauclusiennes voisines de l’arrondissement d’Apt, le préfet donne une traduction « en patois de Cadenet » sur la première ligne, avec des variantes de prononciation à Lauris et Lourmarin sur les deuxième et troisième lignes. [3]

Dans la Drôme [4], deux sous-préfets en tiennent pour l’éclatement.

Pour celui de Nyons, l’idiome « varie d’ailleurs singulièrement dans les mots et les prononciations, non seulement on apperçoit (sic) un changement notable d’un canton à l’autre, mais encore d’un village au hameau voisin ».

Pour celui de Die, « le patois du pays varie d’une commune à l’autre, au point même de ne pas être reconnaissable, soit par des mots particuliers, soit plus encore par la prononciation, les déclinaisons conjugaisons et terminaisons »

Dans le Cantal, sollicité par le sous-préfet, le directeur de l’école secondaire communale de Saint Flour, après avoir consulté ses maîtres, écrit [5] :

« Le patois usité dans les différentes parties de votre arrondissement, Monsieur le Sous-Préfet, varie non seulement d’un canton à l’autre, mais encore de commune à commune ; il n’est pas le même dans deux villages voisins, dans tous les quartiers d’une même ville ; et les différences qu’on y remarque sont d’autant plus essentielles qu’elles consistent dans les termes et les dénominations autant que dans leur prononciation et leur orthographe ».

Dans le Puy-de-Dôme [6], le traducteur de la commune de Soye (arrondissement de Thiers) indique :

« La ci-devant Auvergne renferme une infinité de patois, leur nombre est peut-être de plus de deux mille (nombre modeste) différant plus ou moins essentiellement ; cette différence se fait sentir de la ville à la ville, que dis-je, du hameau au hameau le plus voisin, et quant à la prononciation, et à l’expression à deux ou trois lieues ».

Il serait lassant de multiplier les exemples. Mais lisons encore ce qu’écrit l’érudit Lacoste dans son « Essai sur les divers dialectes du département du Lot et Garonne », joint à l’envoi préfectoral [7] :

« De tous les départements compris dans cette partie de la France connue autrefois sous le nom de Languedoc, par opposition à celle que l’on désignait sous le nom de langue d’oil, celui du Lot et Garonne est peut-être celui qui offre le plus de diversité dans les dialectes. On prétend remarquer des différences dans le langage des habitans d’un quartier, d’une même ville, avec celui des habitans d’un autre quartier. Cela paroit exagéré ; mais ce qui est bien démontré ; c’est qu’il n’y a pas deux bourgs ou villages qui ayent absolument le même idiome ».

Fabrication de la différence, d’autant plus subtile parfois que, loin de s’assumer comme telle, elle se niche au creux de la reconnaissance d’une unité plus large. Car l’érudit poursuit :

« La différence n’est pas très sensible, pour autre que les individus qui y résident, mais elle est réelle. Cette différence est marquée et tranchante relativement à deux cantons, et plus encore relativement à deux arrondissemens ».

Dans le département du Mont-Blanc, le préfet insiste sur les variations de l’idiome, tout en constatant l’intercompréhension entre locuteurs savoyards [8] :

« Il [le patois] varie dans sa prononciation, quelquefois même plus essentiellement encore, non seulement d’un arrondissement à l’autre, mais de canton à canton, et même, jusqu’à un certain point, de commune à commune. Cependant, quoique très sensibles pour l’oreille, ces nuances ne le sont point assez, à peu d’exceptions près, pour celui qui sait le patois d’un canton, ne comprenne pas celui d’un autre ».

C’est dans cet écartèlement entre l’appartenance évidente à un ensemble et l’originalité absolue que se situe l’éventail des réponses : unité, éclatement, chaque point de vue est au creux de l’autre.

La clé principale, très fréquemment indiquée, est dans les nuances de la prononciation, si difficiles à noter. Ainsi s’expliquent d’apparentes contradictions ; le préfet de la Bresse peut écrire [9] :

« Quant à l’habitant des campagnes de la Bresse, il parle un dialecte ou patois qui varie sans cesse dans les différens points du département, et souvent même de commune à commune ».

Mais c’est pour ne donner qu’une seule traduction, significative selon lui de l’ensemble bressan.

Ainsi peut-on voir s’esquisser l’effacement des différences, de l’unité linguistique du canton à celle du département, en passant par celle de l’arrondissement.

 Unité du canton : Montaigut, Puy-de-Dôme :

Traduction « en patois utilisé à Montaigut et dans presque tout le canton », « ce patois ne diffère guère de celui de Riom que par la prononciation, mais il diffère aussi en cela avec celui de telle commune et même de tel hameau de la même commune très rapprochés, c’est ce qui a fait adopter au traducteur le langage du chef lieu du canton ».

 Unité de l’arrondissement : Nantua [10] :

« Ce patois est celui qui se parle à Nantua et dans les montagnes qui l’environnent ; il est en général celui de tout le Bugey, avec cette différence que l’on trouve suivant les localités des variations dans quelques mots et la manière de le prononcer, je donnerai dans les nottes [sic] qui suivront dans le dialecte du bas Bugey dans les mots qui varient dans cette traduction ».

 Unité du département, affirmée par exemple dans le Tarn, etc. (voir infra, ch.VI).

Ce problème de l’infinie variation des prononciations peut d’ailleurs donner matière à un autre florilège, plus cocasse dans ses contradictions que le précédent. On peut en juger par quelques exemples (induits par la demande ministérielle on l’a vu quant à la spécificité de la montagne) relatifs à la prononciation des habitants des plaines et de ceux des montagnes.

 Ain (Rouyer, président du Tribunal, Nantua) :

« La prononciation en est lente et plus traînante dans les pais de plaine, tels que les environs de Belley, le bas Bugey et les bords du Rhône […], elle est infiniment plus nuancée dans les pays de montagne, ce que l’on ne peut attribuer qu’au caractère des habitans qui est animé par une plus grande raréfaction de l’air ».

 Hautes-Alpes (Rey, prêtre à Briançon [11]) :

« Une audition longuement habituelle trouve néanmoins une différence de dialecte dans ces communes Briançonnaises, et même parmi les hameaux de la même commune, mais cette diversité paraît consister plutôt en prononciation brève, précipitée, longue, traînante, douce ou rude, qu’en expression : en général les villages élevés et surtout ceux qui sont situés près des eaux bruyantes, prononcent plus fortement ; d’ailleurs ces différences fussent-elles en paroles, vu leur grand rapprochement, il serait très difficile à l’oreille de les saisir, et encore plus à la plume de les exprimer ».

 Cantal (le directeur de l’école secondaire communale de Saint-Flour) [12] :

« Dans les montagnes de notre Cantal, le langage est brusque, dur et grossier, à mesure qu’on descend pour s’enfoncer dans les vallées on s’apperçoit (sic) qu’il devient moins âpre, plus traînant, et en quelque sorte un peu niais. On objecte à ces égards, si j’ose le dire ainsi, une sorte de gradation pareille à celle de la pesanteur de l’air ».

 Haute-Loire (préfet) :

« L’idiome […] devient plus dur, en se rapprochant des montagnes, de celles surtout, où le climat est plus froid, et l’aisance moins grande. […] La prononciation est traînante dans tous les lieux où les travaux de la campagne se font avec des bœufs et des vaches, mais vive, animée et plus agréable dans tous les pays de vignoble et auprès des populations nombreuses » [13].

 Tarn-et-Garonne, (le maire de Villebrunier)

« L’accent des diverses contrées qui en usent, doit nécessairement varier beaucoup comme dans toutes les langues connues. Je le crois plus doux sur la rive gauche de la Garonne, plus rude sur la droite, notamment dans toutes les communes éloignées des grandes villes, ainsi que dans les pays montueux, où l’on remarque en outre plus de lenteur et de mollesse : il est en général plus vif après des villes, ainsi que dans toutes les communes où l’instruction est plus répandue, où la civilisation a fait le plus de progrès ».

On rencontre aussi des explications des différences de prononciation par les modes culturaux ou par le niveau de vie :

 Haute Loire [14] :

« La prononciation est traînante dans tous les lieux où les travaux de la campagne se font avec des bœufs et des vaches, mais vive, animée et plus agréable dans tous les pays de vignoble et auprès des populations nombreuses ».

 Mont Blanc : [15]

« Il semble que ce soit une remarque générale à faire, que la vivacité des habitudes, qui influe si essentiellement sur le langage, tienne aussi beaucoup à la nature du travail auquel on se livre journellement. Dans les cantons où les labours et les transports ne se font qu’avec des bœufs, le peuple des campagnes contracte peu à peu quelque chose de la marche tranquille, des mouvements lents de ces compagnons de son labeur. Le langage, au contraire, est plus vif, les habitudes sont plus promptes et plus animées dans la Chautagne et les autres cantons du département, où l’on se sert de chevaux ou de mulets pour les travaux de l’agriculture. […] Le peuple des environs de Chambéry est celui dont la prononciation est la plus lente : il n’y a rien dans la contexture de son dialecte qui motive cette même différence. Ne pourroit-on pas attribuer cette habitude au défaut d’énergie qui naît de la misère ? Il est sûr du moins que le langage devient plus animé à mesure qu’on arrive dans des lieux où il règne plus d’aisance ».

On pourrait dix fois multiplier ces exemples.

De 1806 à 1812, par Ministre interposé, les Coquebert reçoivent donc ces réponses préfectorales ((il demeurera quelques trous à combler), réponses qu’ils vont scruter, accoler, comparer. Réponses aussi qui les amènent à préciser, voire à modifier leurs demandes. La vision et la demande ministérielle cheminent au pas de ces réponses qui ouvrent aux deux érudits parisiens un univers si mal connu.

SUITE : Visions de l’idiome natal, 1807 (5)

Notes

[1(Achard), Dictionnaire de la Provence et du Comté-Venaissin, dédié à Monseigneur le Maréchal Prince de Beauvau, Par une Société de Gens de Lettres. Tome Premier, contenant le Vocabulaire François-Provençal. Tome Second, contenant le Vocabulaire Provençal-François. Marseille, Mossy, 1785.

[2Dictionnaire Languedocien-François contenant un Recueil des principales fautes que commettent, dans la diction & dans la prononciation françaises, les habitans des provinces méridionales, connues autrefois sous la dénomination générale de la langue-d’Oc, par Mr L.D.S, Nismes, Gaude, 1785.

[3Bibliothèque Nationale, NAF 5912

[4Bibliothèque Nationale, NAF 5910

[5Bibliothèque Nationale, NAF 5910

[6Bibliothèque Nationale, NAF 5912

[7Bibliothèque Nationale, NAF 5911

[8Statistique générale de la France, Département du Mont-Blanc, M.de Verneilh, préfet. Paris, Testu, 1807.

[9Bibliothèque Nationale, NAF 5910

[10Bibliothèque Nationale NAF 5910

[11Bibliothèque Nationale, NAF 5910

[12Bibliothèque Nationale, NAF 5910

[13B.M.Rouen, ms 433/2. Bibliothèque Nationale NAF 5911

[14B.M.Rouen, ms 433/2. Bibliothèque Nationale NAF 5911

[15Statistique générale de la France, Département du Mont-Blanc, M.de Verneilh, préfet. Paris, Testu, 1807.

| | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | SPIP