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Thèse - Empire 1 - L’inadéquation aux temps nouveau

samedi 22 décembre 1990, par René MERLE

René Merle, L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, C.I.D.O. 1990, 1030 p. Texte intégral et corrigé de la thèse soutenue en 1987.
Empire 1 - L’inadéquation aux temps nouveaux.

Suite de Thèse - 3 - La transition du Consulat. Une création en normalité (2), Nîmes

L’inadéquation aux temps nouveaux.

Les années de l’Empire sont celles du silence provençal, après la petite flambée post-révolutionnaire. Mais dans son inadéquation aux temps nouveaux, le plaisir n’est que suspendu. Prudemment auto-censuré, il se risque dès que le pouvoir central semble lui accorder intérêt. L’autonomie créatrice relève de cette dialectique du maître et du bon élève, identification soulagée au désir de l’autre : le français, le pouvoir.

Le patrimoine oublié ?

En 1804, revenant sur la querelle des Troubadours, le Magasin Encyclopédique[1] paraphrase longuement les interventions de Mayer et de Berenger en 1780-1782. Contre qui, depuis Paris, veut-on ainsi défendre l’antériorité civilisatrice du Midi ? Le propos est-il lié aux polémiques que la revue de Millin vient d’accueillir en 1803 autour des publications de Clotilde et de Fabre d’Olivet[2] ? Il s’agit en fait de montrer, à partir de la publication toute française de Toulouse, que “nos provinces méridionales” ne sont pas frappées d’impuissance. Certes, elles n’écrivent plus en occitan : “lorsque le gouvernement fut centralisé en France, la capitale dut l’emporter à la fin sur les provinces éloignées. La dépendance a fait naître la flatterie, dit Mme Staël ; et la flatterie suffit pour faire adopter l’idiome de la Cour, quoiqu’il fut plus dur et moins riche que celui de l’harmonieuse Occitanie”. (Occitanie au sens plein : “Qui ne connaît les bords enchanteurs du Var, de la Sorgue, de la Durance et de l’Adour ? Qui a pu ne pas entendre parler des rives de Vaucluse, de celles du Lignon, et des riantes plaines d’Hyères ?”). Mais l’imagination, le talent poétique des “cerveaux brûlants” du Midi s’illustrent dans les lettres françaises.
Cette vision, générale dans les “provinces méridionales”, n’y exclut pas l’intérêt pour le patrimoine. Le Languedoc reçoit avec faveur les rééditions de Peyrot en 1810, de Goudoulin en 1811. Par contre la Provence semble indifférente, les textes des auteurs du 18e siècle choisis par Achard, présentés à l’abbé Grégoire en 1794, et destinés à la publication, demeurent dans ses cartons.
Dans les journaux officiels de département, seuls autorisés, notables, administrateurs, préfets parfois, témoignent, bien au delà du cercle ordinaire des enseignants et de leurs élèves[3], de l’engouement pour la poésie française, et donc de leur francisation. Rien, dans ces feuilles adressées à toutes les communes ne rappelle l’existence d’une langue et d’une écriture d’oc.

Draguignan et le retour du refoulé.

En 1805 le Journal du département du Var publie sur 7 pages un poème en langue d’oc et son commentaire[4]. Le fait est d’autant plus intéressant que le journal, étroitement contrôlé par le préfet Fauchet et par ses hommes de confiance de la Société d’émulation, Turrel[5] au premier chef, n’a jamais consacré en trois ans d’existence[6] une ligne à la langue d’oc.
Le lecteur aborde directement le Cant rouyau Al prouz é noble Roumiu de Provença, texte original sur la page de gauche, traduction française sur celle de droite. Une note accompagne le titre :
“Si Clotilde[7] est l’auteur de ce poëme, composé dans son idiôme naturel, c’est sans doute à la mémoire de Romée de Villeneuve, appelé le Pélerin, qui vivait au 13e siècle, qu’elle l’adressa. L’histoire de Provence nous dit que par ses soins et sa sagesse, il rétablit l’ordre dans les finances de Raymond Berenger, et qu’apres l’avoir mis à même de tenir une Cour brillante, il mit le comble à ses services, par le mariage des quatre princesses filles du Comte avec quatre têtes couronnées”.
On lit à la fin du poème :
“Extrait de la nouvelle bibliothèque des Romans”. Suit une notice fort intéressante : “La nouvelle bibliothèque des Romans ne laisse aucun doute sur l’authenticité des poësies de Clotilde. Quelques écrivains ne paraissent pas convaincus de leur ancienneté ; d’autres sans leur disputer cette espèce de titre de noblesse, se bornent à jouir de ce qu’elles offrent d’agréable, sans s’occuper de ce qu’elles paraissent avoir d’extraordinaire. Qu’il nous soit permis de hasarder quelques réflexions, la plupart appuyées sur des témoignages authentiques, pour faire valoir des droits qui ne nous sont point étrangers. C’est du brillant de ces poësies, de la régularité de leur césure, du mélange exact des rimes croisées, de la coupe & de l’harmonie du vers, que l’on a conclu qu’elles ne dataient point du commencement du 15e siècle. A cette époque l’école française était loin des règles sévères que s’étaient imposées celle des Troubadours, & le talent assujetti aux préceptes a dû atteindre sans phénomène, à cette perfection, qui semblait réservée à un siècle de goût plus épuré. Clotilde traduisit à onze ans une ode de Pétrarque & cet essai fut digne d’admiration. Précoce en tout, elle aima de bonne heure ; avec une tête ardente & une âme sensible, elle dut faire l’usage le plus heureux de son talent pour un art, qui tient si fort à l’imagination.
Pendant long-tems, disent les éditeurs des annales poëtiques, la poësie ne fut cultivée que par les Troubadours. La langue des poëtes en France était le Provençal. Ils observent que sous le nom de Provence on comprenait alors tous nos pays méridionaux. L’histoire littéraire de France fait remonter les Troubadours au 10me siècle. Entre les pièces à leur usage, y est-il dit, il y en avait indifféremment en prose & en vers, & c’est l’origine la mieux marquée des poëtes provençaux. Guillaume IX, Comte de Poitiers, mort en 1126, s’était fait une réputation par ses poësies avant la fin du 10ème siècle. L’auteur du théâtre français dit, que les poëtes sous le nom de Troubadours, de Trouvères, se firent connaître avantageusement dans le 12ème siècle. Philippe le Long, qui fut appelé à la couronne en 1316, n’étant encore que Comte du Poitou, eut beaucoup de goût pour la poësie provençale,& composa lui-même dans cette langue, après avoir attiré auprès de lui plusieurs Troubadours. Le savant Huet les appelle les princes de la poësie française & fait remonter fort haut leurs titres d’ancienneté. Pasquier dit expressément que le Dante & Boccace sont les vraies sources de la poësie italienne, mais qu’elles ont leur origine dans les poësies provençales. Il eut pu ajouter à ces deux noms célèbres celui de Pétrarque, dont Boccace fut le disciple. Le Dante florissait dans le 12me siècle & les deux autres dans le 13me, il n’est donc pas étonnant que les Troubadours aient pu composer de bons ouvrages dans le 15e siècle, s’ils avaient formé le goût des poëtes italiens plus de deux siècles auparavant.
Les Provençaux d’alors n’étaient, à la vérité, versés ni dans le grec, ni dans le latin ; les trésors de l’ancienne littérature étaient enfouis dans quelques monastères ; mais ils possédaient un idiôme riche, expressif, harmonieux, pittoresque (idiôme dont s’est composée en partie la langue italienne) & quoique dans l’ignorance de tous les arts qui forment le goût, de tous les préceptes des anciens qui servent à le fixer, ce fut, sans doute, des fréquentes comparaisons de leurs brillantes & nombreuses productions que dut naître cette régularité, dont l’école française était encore loin au 15e siècle. Alors la langue du nord de la France n’était point fixée & n’avait point acquis cette perfection qui l’a rendue presque universelle. Sa magnifique capitale ne comptait point ces précieux établissemens, ces monumens superbes, ces merveilles, ces prodiges des arts, que la munificence de nos souverains y ont fondés, ou attirés de toutes parts. Est-il donc surprenant que la gloire de la poësie, qui tient si fort à la richesse de la langue & à la vivacité de l’imagination, fut l’apanage presque exclusif des provinces du midi ? Mais ce n’est point une question de rivalité que nous prétendons soutenir, c’est une discussion purement littéraire, que nous croyons avoir suffisamment éclaircie”.
Dans le silence sur la Provence, sa langue, sa culture, Turrel, révolutionnaire rallié à l’ordre nouveau, adhérait à l’entreprise francisatrice du préfet. Et soudain, de ce silence jaillit, superbe, inattendu, un grand texte occitan, accompagné de ce long manifeste provençaliste : même couverts de la caution parisienne, (Clotilde et la Nouvelle Bibliothèque des Romans) ils sont inconvenants dans la logique du journal. D’ailleurs, ils n’auront aucune suite, ne susciteront, publiquement, aucune réaction. En sont-ils pour autant non signifiants ? Ce caprice révèle en fait, au plus épais d’une zone de silence provençal, marquée par la prise en main autoritaire et francisatrice du pouvoir, et par une conscience patoisante, une haute tentative de dépassement du blocage diglossique. Peut-être d’ailleurs ce silence de plusieurs années, qui ne peut faire accuser le journal de sympathies patoisantes, autorise-t-il en quelque sorte la publication ?
En attribuant à Clotilde un texte de Fabre d’Olivet[8], le journal montre qu’il ignore et la mystification de Clotilde, et la mystification de Fabre. Mais la mystification s’empare de la mystification, Clotilde de Fabre. Par contre le responsable de la publication dans le journal varois, Turrel sans doute, sait que comme lui Clotilde est méridionale : Vivaraise, elle “fait valoir des droits qui ne nous sont pas étrangers”. Le nous marque, dans ce qui aurait pu advenir, la patrie absente au coeur de la patrie réelle. Mais Clotilde est aussi patriote française, comme les révolutionnaires de Toulon, elle a combattu les Anglais. La francitude politique de Clotilde, et son occitanité supposée d’écriture, permettent aux ex-jacobins varois d’inscrire leur occitanité-gigogne dans l’adhésion à la nation française.
Le sens de la supercherie de Clotilde n’est pas celui de la supercherie de Fabre, mais la réaction de Draguignan, si différente de celle de la critique parisienne[9], montre la portée véritable, et occultée[10], de celle de Fabre.
On peut imaginer Turrel en charge des livres qu’il doit recenser et distribuer entre les bibliothèques du département, découvrant cette publication datant déjà de quelques années. Le texte accroche : parce qu’il est en langue d’oc, naturellement, mais aussi, à un premier niveau qui cautionne cette irruption linguistique inattendue, parce qu’il rend hommage à l’aïeul d’une illustre famille de la noblesse locale, les Villeneuve, qui, après avoir combattu la Révolution, s’est ralliée à l’Empire[11]. Par là, le poème, au delà de sa provençalité de langue et de charge historique, se justifie d’un hommage au pouvoir : la glorification du sauveur de la Provence médiévale est aussi, métaphoriquement, celle du sauveur de la France. Ainsi, dans la personnalité complexe de ces ex-révolutionnaires se mêlent l’amour actif pour la patrie réelle, et l’amour fantasmatique pour la patrie fantôme, dont la langue ici fait sens. Le passage à la publication est prise de responsabilité, il pose le problème du salut à l’Empire dans la langue des troubadours, et de l’accueil que l’Empire pouvait faire à ce salut.
Comment ne pas penser que Raynouard est lecteur du journal de Turrel[12] : ce salut aux troubadours, s’il n’induit pas de création contemporaine, traverse l’imaginaire des acteurs de la Révolution, désormais soutiens efficaces de l’Empire, dans une dimension qui va au delà du passéisme indifférent à la circonstance historique.
Aux bâtisseurs de la nation nouvelle, il faut pour assumer leur occitanité refoulée une nation fantôme : Fabre d’Olivet l’avait signifié d’un jeu de miroirs entre le passé de dignité (de registre et de graphie) et le futur d’une reconnaissance impossible, qui effaçait l’aliénation présente et la mort probable. Il est remarquable que le registre, la graphie du texte, si peu provençaux au regard des définitions que d’aucuns donneront bientôt de la provençalité, soient proposés sans problèmes, comme des évidences culturelles accessibles normalement au lecteur varois. Cette reconnaissance en dignité de la langue est prise de conscience nationale occitane : c’est le sens assez stupéfiant si l’on y réfléchit bien, après tant de balivernes déversées ces dernières décennies sur les spécificités provençales, de la prise en compte dans le journal varois du texte de Fabre, dans sa graphie nationale, jugée donc lisible immédiatement et sans problème, puisque le journal ne l’accompagne d’aucun commentaire et explication, et la prend en compte de son Nous, c’est à dire les Méridionaux. La norme graphique, dont Fabre d’Olivet fait la clé de la reconnaissance de la langue, ne peut passer en majesté que dans l’adéquation à la majesté du pouvoir.
Le fait, à certains égards inoui, montre bien que l’entreprise de Fabre était réaliste, mais il montre aussi qu’elle ne pouvait fonctionner que dans les limites mêmes que Fabre lui avait assignées : ce texte superbe n’est ainsi reçu que parce qu’il est ancien. Le problème d’une adaptation de sa norme à une création contemporaine en langue d’oc, et même celui de la possibilité d’une création en langue d’oc, sont évacués, sans doute parce que im/pensables. Alors que la lisibilité du texte, manifestement, tient à sa modernité.
Aussi bien toute la dissertation dont le journal accompagne la pièce se place sous le signe de la dénégation : je dis non parce que sans le savoir clairement je voudrais bien dire oui. Non, ces titres de gloire revendiquée ne sont pas attaques contre la dominance du français, non, le sentiment poignant d’une histoire brisée ne met pas en cause l’unité de la France ...
Prenant soin de ne s’appuyer que de sources françaises[13], le journal situe la création d’oc dans un cadre français : la langue romance était celle de tous les Français, les troubadours ont été les premiers poètes français, etc. Comme l’avaient fait les informateurs de l’abbé Grégoire, et comme le fera bientôt Raynouard, on compense la victoire du français par l’évocation imaginaire d’une autre victoire, inversion historique de dominance française : la langue d’oc aurait pu être langue nationale, non pas des Occitans, mais de tous les Français, si les rois avaient fixé leur capitale au sud...Ainsi est écarté le spectre de la partition, tant la prégnance de l’idéologie nationale française empêche d’imaginer le destin des Méridionaux en différence assumée.
Fabre avait substitué au discours sur le Troubadour le discours du troubadour. La chûte abrupte de la dissertation dracénoise barre la réflexion sur le présent : or, si comme le dit l’article la langue de ce troubadour a jadis triomphé par sa vertu linguistique et poétique, cette vertu ne peut que perdurer, puisque mots et rythmes sont encore ceux de la langue vivante du lecteur.
Il n’est donc pas indifférent que, dans le silence provençal du Consulat et du début de l’Empire, le seul texte en langue d’oc, publié par des hommes acquis aux temps nouveaux, soit national-provençal par son contenu, national-occitan graphiquement. Cette pépite en langue d’oc dans une publication parisienne a captivé le lecteur dracénois, au point qu’il la publie, sous le signe de l’équivoque. Millin, rendant compte de la supercherie de Fabre, taisait l’essentiel : l’existence d’une écriture moderne de l’occitan. Le notable de Draguignan va lui au coeur de l’oeuvre, à son noyau de langue d’oc, écartant l’enrobage français.
Dans l’acceptation résolue de la France nouvelle, le silence provençal de Draguignan est celui du bon élève, mais la publication du texte de Fabre, alias Clotilde, retour du refoulé, révèle la névrose. L’érudition provençaliste commune du journal ne s’autorise d’un texte que dans la mesure où, métaphoriquement, celui-ci saluait le pouvoir. L’alibi fait sens et pose question en même temps.

L’impossible salut au pouvoir.

A une époque où l’adulation a fonctionné comme mode de réponse du citoyen à l’autorité, où le culte de l’Empereur est devenu culte officiel, il est surprenant de constater le peu de recours à l’expression occitane dans ce concert.
Risquons une hypothèse : en situation haute, le salut au sauveur, et au pouvoir, peut se faire au nom de la langue des troubadours, au nom d’une entité occitane définie par son passé culturel. Hommage tout français de coeur, réconciliant la pulsion nationale d’oc et l’adhésion au régime. Ce salut est rendu possible, dès le Consulat, par le retour à l’ordre, la disparition de la menace fédéraliste, donc de tout séparatisme réel. De même la disparition de la menace jacobine, l’adhésion des élites bourgeoises, écarte tout péril d’une utilisation de la langue d’oc en représentation spécifique d’un peuple, sociologiquement défini par elle, peuple porteur de revendications mettant en danger l’ordre social. La langue, débarrassée de deux éléments qui auraient pu, effectivement, brouiller la réalité du champ politique et social de la nation, peut fonctionner dans l’imaginaire de la folie occitane, enfin réconciliée avec l’ordre nouveau.
N’est-ce pas d’une certaine façon le sens du salut que Fabre d’Olivet adresse au pouvoir, par troubadour interposé ? N’est-ce pas également le sens de la publication dans le journal officiel du Var d’un de ses poèmes ? Le salvateur de la Provence médiévale, l’adroit pilote, est sans doute aussi le guide de la France. La noblesse de ce salut, dont la forme magnifique emprunte aux plus hautes traditions occitanes, témoigne pour l’Empire comme elle témoigne pour la langue. Un exemple, mineur, mais plein de sens, peut l’illustrer :Quand, saluant “L’Empiré qué vén d’éspéli” le Montpelliérain Touchy a recours à l’idiome[14], c’est en investissant superbement la langue de Goudoulin et de Fabre d’Olivet. Certes Touchy, personnage officiel, fait oeuvre opportuniste[15]. Mais ses métaphores inouïes, ses images de visionnaire, dépassent l’exercice d’école et prouvent quels registres inattendus le parler local, magnifié en Langue, peut tenir.

En sas éstèlas émménat,
Lou ciel sénvay défoun viràt
Dâou vén qué mânda ta voulâda ;
E sus la tèrrra viroulâda,
Din lou foulét, l’hôme se per :
Mès toun viéyun, qué désourdoûna,
Bûta lou moûnde qué couroûna
E rey té mét un Chupiter .

Diguén coum’és. Un ime fort
May qué lou tén, may qué lou sort,
Mantèn l’anà dé la natûra ;
D’él tout rénay quand sé madûra,
E rés noun a gaoubi qué d’él ...

Aquél sablàs oun fay tan béou,
E lous larzacs oun plôou dé nèou,
E lous trucs dé la tramountâna,
E lous brâouzéns cagnars dé plâna
Contr’él n’an pa dé rampar bon ;
E mén chout la câpa célèsta
D’âmoun sé manda é pîca lèsta
La bârra dé fèrre dâou tron.

Dé soun founsas salat, amar,
Vézé én fouyè sourti la mar,
Perqué la terra trop aoussâda,
Défoun s’abaligue négâda ;
Per-tout yé mânda sous couréns :
Lou tén la pîcca émbe sas dâyas ;
Lou ciel yé tômba las murâyas ;
L’enfer brandis sous foundaméns.

Din lou gran rôdou qu’amoundâou
Fan lous mirals dâou gran fanâou,
Lou lugar, qué couyfat fouguécha
E bûta davan sa flamécha,
Noun luzi per rés é d’azar.
A la natûra déglésîda
Ségu soun fioc rémét de vîda :
Tèrra, t’és véngutun lugar.

La comparaison avec les oeuvres françaises du temps, bien conventionnelles, montre ici un plaisir et une force de langue tout à fait spécifiques, et dont la majesté de Bonaparte seule ne suffit pas à justifier l’apparition. Cette oeuvre de circonstance est superbe mise en oeuvre du génie de la langue.
Langue immémoriale, inscrite en témoignage d’éternité sous-tendant celle de Napoléon, dans l’immobilité frémissante des mégalithes (Touchy est membre de l’Académie Celtique) :

Viel Dîou daou tén, dîou reyre-gran,
Tus qué séménes d’ûna man,
Quan dé per-tout l’âoutra én sa dâya
Manda la mort, é noun sé lâya ;
Tus qué dé tous fils siès lou cros ;
Daban abali la mémouèra
Dé Napoléoun é sa glouèra,
As lése dé manchà dé ros.
.....
E das Napoléouns la fîla
Tengué may qué las quatre mila
Peyras sacrâdas dé Carnac.

Le salut à l’Empire au nom de la Langue est en même temps témoignage de dignité pour cette langue, enfin débarrassée des registres de compensation diglossique dans laquelle on la cantonne ordinairement. Ce que Fabre projetait dans l’imaginaire du passé troubadouresque est ici extériorisé dans le passage à l’acte, dont la justification n’est plus historique, mais bien contemporaine.
Mais, sans que la théorisation du phénomène soit entreprise, sans doute le pouvoir ne peut-il recevoir favorablement pareille démarche. Ce pouvoir, qui n’hésite pas à proclamer la francisation administrative des départements allemands, hollandais, ou italiens, peut-il s’engager dans l’acceptation de la reconnaissance d’Une langue des troubadours, qui serait en quelque sorte une autre langue de la France ?
C’est sans doute parce que le pouvoir ne voulait, et ne pouvait répondre, que l’entreprise tournera court.
Tout au plus, mais il s’agit alors d’un autre type de salut, la pulsion d’écriture peut-elle utiliser une connivence avec les Méridionaux placés dans les allées du pouvoir : salut aux grands Montpelliérains par exemple[16], mais cette démarche n’existe guère en Provence : les Portalis, Siméon et autres Barthélémy ne la susciteront pas et n’en bénéficieront pas.
Le salut au nom de la langue étant difficile, voire impossible, les tentatives adulatrices, multiples, ne peuvent que s’inscrire dans le réseau ascendant des innombrables adulations individuelles et collectives, locales et départementales, elles se font au nom de celui qui les écrit, de ceux qu’il représente, mais ne témoignent pas pour une langue, une culture, un peuple, et ne le veulent pas.
Martin de Montpellier montre bien que le propos de la poésie en langue d’oc, telle qu’il la conçoit,ne peut être cette officialité :
Tus, Mûza, prén toun clavécin,
Et vézén dé nous métre én trin.
S’agis pas dé canta la gloira
D’un Capitani dé rénoum,
Car l’Ampérour Napoléoun
Vendrié prou lèou dins ma mémoira ...[17]
Pour Martin, par ailleurs abondant auteur français, et dévoré du désir de la reconnaissance littéraire française, l’écriture d’oc doit en rester au divertissement. Non que Martin ne révère pas le Dieu vivant des Français. Mais dans la claire séparation des genres, il demande que chacun garde son registre. La fable Lous Politicas en est une bonne illustration : dans un café de Montpellier, chacun dit son mot sur les affaires, la guerre et la paix ; mais le mot de la fin revient à celui qui demande que l’on laisse l’Empereur gouverner car
Lou pus émpéchat es lou
Qué dé la sartan tèn la qouéta.
On comprend que Martin, pourtant grand lecteur et grand amateur de troubadours, ait été si dur envers l’entreprise de Fabre d’Olivet[18], et si indifférent envers celle de Touchy. Il ne s’agit certes pas de voir dans son silence une quelconque hostilité à l’Empire : simplement la conviction que la poésie d’oc ne serait pas à sa place dans le registre haut. Il n’est que de voir les grandes précautions qu’il prend pour traduire au ministre la Parabole de l’Enfant prodigue.
Autre preuve de la difficulté que rencontre une expression adulatrice en langue d’oc, alors même que l’adulation est sollicitée, les textes en prose et en vers demandés en 1807 pour illustrer l’enquête sur les parlers populaires.
Bien souvent, on l’a vu, les administrateurs butent sur l’inexistence de pareils textes dans le patrimoine local ou régional, et la tentation est grande de faire d’une pierre deux coups en demandant à leurs notables enquêteurs, et d’illustrer l’enquête, et de flatter le pouvoir.
Ainsi le sous-préfet de Montélimar juge opportun de communiquer cette “prose patoise” écrite pour la circonstance :

“A l’avenir ce saura en qû l’histoire deou douna la prumiere place. Noste Napoleon la bien gagnado, fau que Cesar et Alexandre fagoun bas d’avant lou pacificatour d’ou mounde. Gagno leis bataillos fai les leis et ce quei belleou pu difficile les fai executar, fai et desfai les Rei. A mes a la resoun les emperours. Li mettra aquelleis arougants d’anglais, nei segur pas de peyre, mais ses gous, ses passiouns si n’avié soun subourdounnates a soun amour per leis poples qu’a sauva delleis memes et de liour ennemis.
Per soun genio, qu’au n’a jamais aproucha seau tout et si plutarque revenié au moude sarié fort embarrassa per faire la coumparaisoun de noste grand homme trouvarié pas soun parié, que bailloun en qu’au voudran la secoundo plaço din l’histoire saben quau aura la prumieiro. Que vive jusqu’a cent ans noste messio poulitique, et que quitte aqueste mounde que quan aura bouta la derniere man au sistème que dounara a la Franço la plaço que merito et lou bouenheur ei natiouns”[19].

Mais de pareils éloges, émanant trop directement de la plume du notable, sont rares : l’adulation emprunte la forme plus payante de la délégation, traditionnelle, de parole populaire au notable.
Ainsi, dans les Hautes-Alpes, l’entreprenant Ladoucette, décidé à ne pas rater pareille occasion, utilise d’un côté la préciosité dix-huitiémiste du sybarite de Veynes, Anglès :

Vers en l’hounour d’ou chef de l’Empire.[20]
Iou siou toujourt plus estouna,
Disié Lucas à Lubi son coumpaire,
Que de Salon lou devinaire [21]
Dinc cent endrests n’aye parla,
D’aqueou que lou Ciel a manda
Bien à temps per tirar d’affaire,
La Franço, qu’avien estropia,
Et qu’ero muranto pechaire.
Lubi réspondec : M’oun ami,
D’aquo chau pas estre eibahi ;
Sens difficulta, sens oubstacle,
Nostradamus, dinc soun mestier,
De soun temps ero lou premier,
Mes per devinar lou miracle,
Qu’estouno tant lou mounde entier,
Ourie chougu estre un oracle,
Et ma fe diablament sourcier.
Ladoucette maintiendra ces vers adulateurs dans les rééditions ultérieures de l’ouvrage[22], en les baptisant prudemment “vers patois”,en sorte que “Celui que le Ciel nous envoie” est toujours le dernier souverain venu, et Ladoucette en connut trois autres.
Mais d’un autre côté, le “Noué chanta dins la chapelle de Moussu Ladoucette, Prefet des Haoutes-Alpes, à la messe de meieinuech de l’an 1806”[23] est de tout autre registre. C’est l’exultation d’un peuple gai et naïf qui est mise en scène.

N’en durmian ou mieis d’un pra,
Un ange nous a eiveilla
Per nous far
Deilougear ;
Per anar veire un enfan,
Lou pus pechou, lou pus gran,
Lou pus blounde
Que sie au mounde,
Lou pus pouli, lou pus bel
Dessous lou Ciel ...

Certes, dans cette récupération du sentiment religieux populaire, l’auteur, Farnaud, secrétaire de la préfecture, se fait plaisir tout en saluant à sa façon les suites du Concordat, mais au delà de l’allégresse des vieux noëls, la connivence majeure est celle de l’aliénation diglossique : la naïveté adulatrice des couplets populaires légitime l’entreprise civilisatrice du pouvoir : on ne s’attendrit que devant l’innocence des enfants, mais on fait tout pour les aider à devenir adultes. Un peuple adulte ne parlera que français.
A la fin de ce long noël, on trouve deux strophes adulatrices, que Ladoucette supprimera évidemment dans son édition de 1820 : il replacera la première en 1834, au fort du culte de Napoléon encouragé par Louis-Philippe, mais se gardera de donner la seconde :

Que Diou garde l’EMPERUR
Per faire nouestre bouenhur,
Dins les bras
De la pas !
Que tous nouestres ennemis
Redevenin les amis
De queou grand
Conquerant !
Qu’aqueou envouia d’ou Ciel,
Coume l’ange Gabriel,
Preni, un jour, counbla de gloire,
La couroune de victoire
De la ma de l’Eternel !

Fasen lou même souhait
Per nouestre charmant Prefet,
Sa meita
Bien ama.
Que nouestre despartament
Lou poussedi longement
En parfaite santa !
Qu’accoumplissi ses desseins,
Dignes des anciens roumains !
Qu’après nous,
Nouestres nebous
Repétin sur lour musette,
Es Ladoucette
Que nous a rendus huroux !

Mais la bergère adulatrice demandait cependant la paix. Et l’on sollicite d’autant plus cette parole sociologiquement populaire que l’on sent bien, dans les années 1807-1808, que le peuple commence à se lasser des guerres. Ainsi de ce dialogue patois que le Maire de Romans, l’avocat Dauchier, qui légitime la tuerie par l’enthousiasme patoisant des petites gens[24].
L’enquête de 1807 offrait la possibilité de parler au nom du peuple, puisqu’il s’agissait de restituer sa parole. Le fait que les notables s’en saisissent si peu est aussi un signe de l’effacement de la notion de peuple, dans l’acception que le mot avait sous l’Ancien Régime. La Révolution est quand même passée par là.
Barrée dans son expression de langue, à peine soutenue dans l’expression adulatrice d’une parole populaire que les notables ont de plus en plus de mal à assumer, la pulsion d’écriture en langue d’oc ne trouvera pas dans le salut à l’Empire le moyen de s’extérioriser.
On en a un bon exemple dans l’expérience du journal dirigé par H.Morel, à partir de 1808, le Courrier d’Avignon : pendant les trois années d’existence de cette feuille, si fournie en textes adulateurs français, Morel, qui y publie à l’occasion ses pièces anacréontiques, ne parvient pas à y faire passer l’expression d’un salut de la langue. Anres, le troubadour de Carpentras, s’y manifeste, mais en français. Le salut des troubadours est en fait, restrictivement, le seul salut des troubadours de Vaucluse, et encore leur plume se réduit à celle de Mr J.....A.... de Sainte-Cecile, avec un “Chant d’un Troubadour Vauclusien, sur les étonnantes victoires de l’Armée d’Allemagne”, et le “Chant dei Troubadours dé Voucluse, Jouyoux d’avé per Préfet Moussu de Stassart”. Il n’y avait certes pas là de quoi réveiller les muses provençales engourdies, alors que les françaises n’étaient guère plus stimulantes. A vrai dire, l’intervention adulatrice des troubadours de Provence n’était pas relançable par l’enquête de 1807 : faute de perspectives plus que faute de moyens. Le cas d’Anres en témoigne. La grande solitude de l’écrivant provençal ne l’autorise même pas à cette démarche que la normalité que l’enquête apparut quelque temps ouvrir à l’expression dialectale.
Ainsi à Digne, en 1806, l’inattendu Aillaud, garde-magasin de vivres, avait publié La Guerro de la Troisièmo coualicien. En 1810, c’est en français qu’il chante la campagne de Prusse, et Le Glaneur, Journal du Département des Basses-Alpes, dans une note inspirée, écrit mélancoliquement :
“Dans son poème provençal /.../ M.Aillaud avait montré aux Provençaux combien leur langue est plus poëtique que la langue Française, plus harmonieuse, plus riche, plus expressive, plus souple, plus dégagée d’entraves, et sur-tout plus énergique, plus imitative, plus féconde en expressions qui font image. Malheureusement personne n’a voulu marcher sur la trace de ses vers. Les descendans des Troubadours ou Trouvaires, nonchalamment étendus à l’ombre des lauriers de leurs ancêtres, n’ont pas daigné jeter un regard d’approbation sur celui qui voulait les retirer de leur profonde léthargie. Qu’ils reposent en paix : il paraît que le moment de sortir de leur indolence n’est pas encore venu. Peut-être un jour s’apercevront-ils qu’ils ont des rivaux, et que les poëtes Français, en faisant mieux qu’eux avec moins de ressources, ont terni leur gloire et fondé leur propre réputation sur les débris de la renommée des Troubadours”.
Il est vrai que le peu de poésie provençale publié par le journal n’incitait pas non plus à des débordements d’enthousiasme[25].
De fait, mal à l’aise dans ce statut de poésie officielle dont le registre noble décontenançait les amateurs, l’écrit dialectal politique, sous ce régime autoritaire, n’a pas la possibilité, plus conforme à son génie communément admis, de l’ironie, de la critique railleuse, voire de l’écrit d’opposition. Il faut la patience conservatrice de l’érudit vauclusien Requien pour nous révéler les traces manuscrites de pareille pratique. Deleutre, le notable avignonnais qui se fait ridiculiser par les pièces sur Rascassoun, est cruellement attaqué tant pour son opportunisme politique de révolutionnaire rallié que pour sa francitude de parvenu[26]

Tou lou mounde dins Avignoun,
Counei lou picho Rascassoun
N’a pa la pu noble stature
Mai de sa mesquine figure
Tire tou lou parti que poou
Tocou la man ei tafataïre
Piei frequante de gen d’affaire
Tranche de l’home coume foou
Proumene ti dessu la plaçou
Ei pauré onne pa lou soou.
Mai se vei lou Prefé que passou
Vite a la pistou sui sa traçou
Per yé dire dé qué pas ren
Chascun soou ben cé qué n’en pense
Mai chascun tire soun cappeou
A beou moustra sa suffusebce
Toutei se prenoun aou rampeou.

Ce bavard prétentieux est allé plaider à Paris la cause d’Avignon, dont la situation économique est mauvaise.

Quand vengué dé soun Ambassade
Per plesi foouié veiré aco
Semblave une granouye enflade
Qu’anave creba su lou co
Legissé en toutei soun mémoire
Qu’avié rémés a l’empérour /.../
Dei tafatarie la misérou
Anavou fini sélon éou,
En chascun dounave un mouceou
Eis enfan disié qué sei mérou
Lei nourririen de braçadeou
Plus gis de trouble su la terre
Ni de levade de counscri
Disié que dessu soun tounerre
Nost’Aigle anavou s’endourmi ...

On le décrit parlant à tous, en patois s’il le faut. D’où la réplique :

Y a gis dé coumédien de place
Qué té fague tant esclata
Foou se téni per lei cousta
Tantot s’avance piei s’arreste
Parle qu’en mots entrecoupa
Salude aquesté dé la teste
Coumence une histoire en patois
Coupie jusqu’oou mendre geste
Imite jusqu’oou son de voix

Rascassoun parle français sur la place, mais sa famille affecte de parler français. On lui rappelle
...qu’estré moudeste vau mieou
Qué péta pus haou que lou quieou
et on se gausse
D’ou parla français de Suzane
Vouyé ben mieou su moun hounour
Lou patois que parlave ou four
Que n’avié oas grand difference
Rascassoun marie sa fille : “Per embelli sa Rascasette”, il fait allonger d’une particule le nom de son gendre. On le compare aux juifs :
A fa coume fai Mourdacaï,
Qu’ajuste à soun noum de famie
Lou noum d’ou païs vounte ei na
Tout Avignon rit, car il lui a fallu en définitive faire effacer le “Du Bourg” qu’il avait fait ajouter après “Bonnet” sur les “biyé” de faire-part. Le plus dur de l’attaque porte sur le passé proche de Deleutre :

Garden lou pu proufoun silence
Su l’article dei fran-maçoun
Su l’accès de sei coumplesence
Per qu’aouquei richei poulissoun
Qu’accouplave amé dé vestales :
Qué séroun messe sous seis ales !!
Oou temple d’ou grand Orian
D’ou quaou s’esten fa sacristan
Dirigeave lei sacrifices
Source impure de benefices
Que faguet esten à Paris /.../
Leisse anfin lou maximum
Qué restouré tan Rascassoun
En fasen versatan de larmes
E mettre aprés tou lei gendarmes
D’ailleurs dégun n’en parle plus
Et ya lonten qu’a fa calus
Deleutre eis un gros persounage
Aujourdeui lei temps soun changea
Chascun yé fai gracioux visage
E juge ou lio destré jugea.

Le passé révolutionnaire et l’enrichissement qu’il lui a procuré sont encore plus fortement dénoncés dans un autre pamphlet anonyme[27]. On lui répète qu’il a beau faire, la bonne société d’Avignon se moque de lui, de sa basse extraction, de Suzanne
Qu’entendian creïda tou lou jour
’Aï lei coudoun, sortoun d’oou four’
On passe en revue les ridicules de sa famille, de son fils en particulier, laid, puant, qui se gonfle d’importance
E poussessour d’une figure
Qu’a pène l’on poou rescountra
Ches leï jusioou de Carpentras /.../
Pacherotte, homme du peuple, dit au notable :
Yeou mé nomme, sieou pacherotte,
D’eïs esquiche anchoye la flour
Se coum’éres siou din la crotte,
Eï parcequ’aï tro fa ribotte,
Et qu’aï counserva qu’aouque hounour
Se sieou paouré, dormé tranquille
Préfère aquel etat paisible
Eï remords de toun ambitioun.
Poudièou, dins la revoulutioun,
Coume tu sen delicatesse,
Dè l’or poussèda d’oou demoun,
Mettre à proufit lou maximum
Mè veïre ooussi din la richesse
Per pris d’une marride actioun ;
Faïre la cour eï san-culotte
Déclama contre leï despote
Pieï, quand lou ven avié changea
Estré en furour per leï vengea.
Tout aquo t’eïs esta facile
Et per saché te transfourma
M’as toujour sembla fort habilé
Sé sies counten, n’en sieou charma.
Il faudrait qu’il écoute Pacherotte
Maï sé demorés incurable
Qu’aouqué jour sarasespoussa.

Deleutre survivra. On le retrouve en 1828 adjoint au maire, et souscripteur du Galoubé, de Morel.

Aix, 1806-1807, la compensation diglossique.

Alors que l’ironie supérieure de Pascal renvoyait Sauze à ses artichauts, et la communication provençale au néant, le médecin Pontier, désormais imprimeur[28], donne avec les Contes en vers prouvençaux une double première : premier ouvrage laïque inscrit dans les registres de la compensation diglossique, et première publication des contes de l’abbé Vigne[29].
Ce choix interroge, doublement. Pontier taît le nom de l’auteur, que ses amis avaient pendu sur le cours en 1792. Mais cet hommage tardif au compatriote Vigne témoigne d’un choix de langue et de registre inattendu pour le bibliophile averti qu’est Pontier[30]. De ses trésors, il exhume le contrepoint absolu, la négation pratique du registre choisi par Sauze.
L’anonyme publication est en fait le coup d’envoi de l’entreprise provençale d’écriture en compensation diglossique, si différente de celle produite dans le proche Languedoc. La circulation manuscrite des contes touchait jusqu’alors, essentiellement, des lettrés. Le passage à l’impression, et l’anonymat, assimilent ces contes à l’expression populaire, anonyme : les joyeusetés du patois ne sont bonnes que pour le gros rire, mais elles y excellent. Littérature populaire de franche gaîté ? Il faut le détour par Vigne, dont on tait très volontairement le nom, et la fin[31], pour autoriser, en commensale puérile et asexuée, la Maîtresse morte.
Vigne renvoie à l’univers enfantin de la transgression : pipi caca. La bouche avale, le cul assume[32]. Le rire se réclame d’un autre prêtre : Rabelais, qui, pas plus que Vigne, n’aimait les bigotes. Et le provençal fait passer ce que le français n’oserait pas dire. “T’aimi coumo un bouen caga” dit le mari à son épouse[33]. Alors que les cantiques de l’archevêque d’Aix tonnent contre la tentation, la luxure, Vigne évacue toute libido ; univers asexuée, qui fondera à sa façon la bi-partition de la poésie provençale à venir de certains : grosse plaisanterie scatologique des Troubaires, libido éthérée des Félibres à la Mathieu, “poutouns”...
L’année suivante Pontier récidive avec la publication de L’Escoumesso, du prêtre aixois Ravanas[34] : plus crue, plus enfantine aussi, cette pièce souvent reprise par les Troubaïres marseillais et leurs journaux au 19e siècle, est l’anonyme mise en vers d’un fantasme populaire digne de l’analyse[35].
Ainsi, dans les quelques pages des Contes de 1806, fugitive apparition du texte provençal dans un silence tenace, marquent le retour et l’aggravation d’une tendance déjà ancienne, qui enferme l’écrit dialectal dans l’entreprise de compensation diglossique absolue : le patois fait rire, et fait rire le peuple.
Mais à quel peuple s’adresse-t-on vraiment ? est-ce celui que dans son extrème maladresse Sauze veut rechristianiser ? Ce peuple humilié, ignorant, que Mazenod va bientôt brûler de ses sermons en provençal, parce qu’il faut le regagner à une foi perdue ? Certainement pas. Est-ce au peuple rude et décidé, dont sortirent les pendeurs, et qui n’hésite pas à bouger encore s’il le faut[36] ? Encore moins.
Pontier veut vendre, et c’est bien naturel puisqu’il est éditeur. Mais faut-il lire dans le premier morceau du recueil, “Lou Rasteou”, métaphore d’une autre entreprise ? L’histoire est ancienne de ce soldat retour de campagne qui ne parle plus que français et méprise l’idiome natal. Jusqu’à ce que le patois lui échappe d’un rateau qu’il reçoit dans le nez : “Lou diable empouerté lou rasteou ! ” Pontier, confusément, essaye-t-il de faire passer, dans le seul emballage qui lui semble présentable, celui de la compensation diglossique populaire, triviale, l’amour de la langue ?
Sa seule intervention est d’ordre graphique, et elle est extrèmement brève : “Prononcez tous les e comme l’é fermé, et la diphtongue au come aou”. La réduction orthographique, au regard des manuscrits de l’abbé[37], témoigne d’une conception de la langue en accord, et avec la tradition d’impression[38], et avec la réduction de registre. Mais le minimum de norme ici présentée sera aussi celui de Diouloufet dans ses premières publications[39], et il n’est pas certain qu’il ne reflète pas, à sa manière, une intervention érudite.

Suite : Thèse - Empire 2 - L’enquête de 1807 et la fabrication de la différence


[1] Le Magasin Encyclopédique, 1804, T.VI, p.458 sq. Compte-rendu, signé Aug.de L., de l’Almanach des Muses des Départements méridionaux, Toulouse, Guiramand, 1804. Cet ouvrage regroupe la pléiade des poètes méridionaux d’expression française, qu’il est curieux et intéressant de voir ainsi se grouper sur une base purement géographique, et en commodité éditoriale.
[2] Nous avons présenté ce texte ignoré de Millin sur Fabre d’Olivet, in R.Merle, “Consulat-Empire, un laboratoire de l’aliénation occitane”, Lengas revue de sociolinguistique, 18,1985, pp.333-407. Millin démontre la supercherie de l’entreprise troubadouresque, mais ne pose pas, ou ne peut pas poser, la question du statut du texte occitan “révélé”. Si le texte français n’est pas une traduction de l’occitan médiéval, mais bien une création contemporaine, en-est-il de même pour les poésies occitaniques qui constituent le coeur de l’ouvrage ? Et si oui, comment les apprécier en regard des autres productions occitane contemporaines ?
[3] Ainsi le futur fabuliste provençal Eusèbe Reymonenq, en élève prodigue, fait ses débuts de poète français dans le Journal du département du Var. Né en 1791, il est le fils d’un maître chirurgien de la Roquebrussanne (Var).
[4] “Cant rouyau Al prouz é noble Roumiu de Provença”, Journal du département du Var, Rédigé par la Société d’Emulation de ce département, séante à Draguignan, 30 pluviose an 13, pp.10-16.
[5] Le maître d’oeuvre du journal et de la Société d’émulation est Pierre Dominique Turrel, né à Draguignan en 1755. Greffier à la sénéchaussée avant 1789, il participe sans faiblir à la Révolution. Il est greffier du tribunal qui, en 1793-1794, liquide les séquelles du fédéralisme, et condamne à mort un Parisien chanteur provençal d’occasion (Cf. supra, “Révolution”).
[6] Le journal est créé par le préfet Fauchet dès son arrivée dans le Var, en 1802.
[7] Poésies de Marguerite Eléonore Clotilde de Vallon Chalys, depuis Mme de Surville, poète français du 15e siècle, publiées par Ch.Vanderbourg, Paris, Henrichs, 1803. Supercherie qui fut l’occasion d’une polémique littéraire.
[8] Fabre d’Olivet a d’abord publié en 1803 dans quatre livraisons de la Nouvelle Bibliothèque des Romans certaines des poésies “occitaniques” qu’il va regrouper, en 1803 toujours, dans son Troubadour.
[9] Millin avait totalement ignoré l’aspect de fierté renaissantiste de la poésie de Fabre d’Olivet.
[10] Dans la querelle bien artificielle de Clotilde, bon exemple des os que Bonaparte donne à ronger à l’intelligentsia, les journaux de la capitale insistent sur l’importance de Clotilde, qui, toute méridionale qu’elle soit, choisit le français, langue encore au berceau, faible et sans soutien, pour exprimer son patriotisme et son lyrisme amoureux. Le dépaysement pittoresque de ce faux style gothique n’en rehausse que plus la perfection du français contemporain..
[11] Villeneuve Bargemon, né en 1771, officier, garde du Roi le 10 août, émigré, collabore avec Fauchet : il mène les fouilles de Fréjus qui font la fierté du préfet. En 1803, il est nommé sous-préfet de Nerac.Son ancêtre Romée de Villeneuve, héros du poème, avait restauré les finances du Comte de Provence, et préparé la réunion de la Provence à la France par le mariage de la princesse Beatrix avec Charles d’Anjou, frère de Louis IX.
[12] Fixé à Paris depuis 1802, Raynouard y triomphe en 1805 avec sa pièce Les Templiers. Mais il ne rompt pas le contact avec le Var, dont il devient le représentant au Corps Législatif cette même année.
[13] Achard, dont l’argumentation était cependant identique, n’est pas cité.
[14] Ode, en Idiome languedocien, à sa majesté Napoléon-le-Grand, Empereur des Français et Roi d’Italie, par M.Touchy, Ancien Avocat, ex-Professeur d’Histoire et de Géographie physique, Professeur d’Histoire naturelle, et Directeur du Cabinet de la ville de Montpellier, des Sociétés des Sciences, Belles-Lettres et Agriculture de cette ville, et de l’Académie Celtique, Montpellier, Renaud, 1808. Nous avons préféré donner la graphie de cette édition, plus élaborée que celle de Montpellier, Fontenay-Picot, qui a dû la précéder de peu, et qui était distribuée en plaquette, alors que l’édition de Renaud est jointe aux opuscules scientifiques de Touchy.
[15] Touchy, André Antoine, Montpellier, 1752-1814, écuyer, homme de loi, avocat, juge au tribunal des douanes de Sète, puis à la cour de justice criminelle spéciale de Montpellier. Il est connu avant 1789 comme amateur éclairé d’histoire naturelle et devient après la Révolution professeur d’Histoire et de Géographie, puis profeseur d’Histoire naturelle et Directeur du cabinet de la ville de Montpellier, membre actif de la Société académique, puis des Sociétés des Sciences, Belles-Lettres et Agriculture de la ville, il publie des Opuscules d’Histoire naturelle et de littérature (y compris ces “pièces de Littérature locale”) : “Ma position, dans un pays qui n’a aucun commerce de librairie, et dans lequel on n’a pas les secours que de grands établissemens nationaux peuvent seuls donner aux recherches coûteuses, influe sur le mode de publication de mes Opuscules... Au reste, je ne le fais tirer qu’à un très-petit nombre d’exemplaires”.
[16] Chaptal et Cambacéres au premier chef. La pièce de Touchy se termine par un envoi à Cambacéres, Archichancelier de l’Empire : “Glourious dé tu, nôstre péïs,/ Qué d’èstre lo tîou s’énluzis ...”
[17] F.R.Martin, “Avértissémén”, Fables, Contes et autres poésies patoises, Montpellier, Renaud, 1805.
[18] Martin écrit au Ministre de l’Intérieur, le 28 octobre 1812 ; au sujet d’un recueil de textes languedociens qu’il lui a envoyé en complément à l’enquête sur les patois : “Je me flatte encore, Monseigneur, que si jamais un amateur éclairé de notre idiome parcourt mon petit recueil, il ne le confondra pas avec certains autres, faits récemment de pièces très modernes, dans lesquelles, pour avoir le droit de les affubler d’une date très ancienne, on a intercalé quelques vieux mots languedociens. Le mal ne serait pas grand si ces recueils ne devenaient une source d’erreurs pour les personnes qui pourront par la suite faire des recherches sans une parfaite connaissance de cause”. B.N.NAFr 5911 f° 132.
[19] B.N.5910, “Patois de France, Enquête, Drôme”. f°350-361.
[20] Lettres d’Eraste à Eugène, Gap, Allier, 1808.
[21] “Nostradamus ero de Salon”, note de l’auteur.
[22] Cf. Histoire, Antiquités, Usages, Dialectes des Hautes-Alpes, 1820, 1834, 1848. Il signe l’ouvrage, non sans s’attirer les protestations de certains de ses collaborateurs de 1808.
[23] Lettres d’Eraste à Eugène, Gap, Allier, 1808.
[24] B.N.NaFr 5910, Patois de France, Enquête, Drôme. f°350-361. Le texte est publié ensuite par les érudits drômois.
[25] Cf “Fable - Le Mulet vantant sa généalogie, Traduite en vers Provençaux”, Le Glaneur, 21 oût 1809. “Ei vis dins un aoutour, qu’un muou dins soun jouven / Bardot ben alisqua, mai de guere de sen, / Dé l’évesqué d’oou luech dévengué la mounturo. / Fagué lou fanfaroun din d’aquelle aventuro / Sa maire avié fa si, et pui mai qu’auquaren, / Mai dé soun paire l’ay vous n’en disié pas ren./ Lou tems n’en passe leou, toumbé dins lou vieillun, / L’évesqué que végué que n’éro plus degun / Lou vendet aou maounié d’aou villagi vesin./ Vaqui nouestré élégant réduit dins un moulin./ Alors,un paou trop tard bessai,/ Moussu se rappellé qué soun pere ero un ay”. Le Glaneur, Journal du département des Basses-Alpes 21 août 1809.
[26] B.M.Avignon, ms 2715, pièce 30.
[27] B.M.Avignon, ms 2715 n°22.
[28] Augustin Pontier, Aix, 1756-1833. Médecin de la ville sous la Révolution. Il reprend la maison d’imprimerie Emeric-David et Gibelin-David en 1806.
[29] Contes à tout le moins attribués : rappelons que “La Coulatien mistiquo” qui figure dans le recueil de 1806, pp.3-4, est également attribuée à Coye, et figure dans ses Oeuvres, Arles, 1829, pp.91-93. Seule la graphie diffère.
[30] Pontier se ruinera par ses dépenses de collectionneur bibliophile. On lui doit la première édition d’un texte de Jean de Cabanes, en 1828-1830.
[31] un autre imprimeur, Mouret, faisait partie des pendeurs, dont certains sont encore bien présents. Il convient, en cette période unanimiste, de ne pas rappeler cette époque troublée.
[32] Il y aurait une étude à faire sur cette oralité-analité des pièces populaires-ecclésiastiques.
[33] “Lou bouen caga”, Contes, pp.9-10. Défécation, plaisir suprême solitaire, mais sans pêché.
[34] Ravanas avait baptisé Eugène de Mazenod.
[35] Pour gagner un pari (l’escoumesso) fait avec des amies, une femme enceinte persuade son mari qu’elle a envie qu’il mange de la merde. Ce qu’il fait.
[36] Ainsi de l’émeute (économique) de 1805, dite des raisins, qui coûte sa place de secrétaire de mairie à l’ex-républicain Rey, que le Maire accuse d’avoir encouragé les manifestants.
[37] Le ms des pièces de Vigne, rédigé par un homme de culture, notait les signes grammaticaux et les lettres de dérivation. Il utilise la notation troubadouresque k pour le son c. Ce qui dans le manuscrit est noté ke, tant, vuech, fouertament, voulent, parlar, devient dans la publication de Pontier que, tan, vue, fouertamen, voulen, parla.
[38] Pontier vient à peine de reprendre l’imprimerie David, et il ne faudrait pas sous-estimer l’importances des habitudes typographiques du personnel.
[39] Dans ses publications de 1814 à 1819, Diouloufet reprend, telle quelle, cette notice de présentation graphique. Il est vrai que le plus souvent Pontier est son imprimeur.

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