Quand le train ruine la vieille économie...
Pourquoi ne pas l’avouer, quitte à faire dresser les cheveux de certains de mes amis corses, et pas corses, c’est par Tino (Tino qui enchantait ma mère) - et non par le puissant revival traditionnel et protestataire des années 70 - que j’ai rencontré, il y a bien longtemps de cela, la langue de la Corse... Et qui plus est je l’ai rencontrée par une chanson entendue à la radio, U Trenu di Bastia, que pas mal de ces amis, j’ai pu le vérifier plus tard, jugeaient à ranger du côté du folklore dramatisant et dépassé qui fleurit dans l’entre-deux-guerres.
Mais, tout à la mélodie, et faute d’en saisir les paroles, la charge de protestation d’un autre temps - protestation désespérée devant la "modernité" - échappait au tout jeune homme que j’étais alors.
Voici donc ci-dessous, en interprétation contemporaine de Charles Rocchi, les couplets les plus communément chantés de cette chanson datant de la fin du XIXe siècle (le texte donné ci-dessous subit quelques modifications selon les interprètes, tant dans la forme que dans la suite des couplets).
Le réseau ferré de la Corse était alors en voie d’achèvement, et signait par sa concurrence la mort d’une Corse traditionnelle et des métiers de la route. La chanson protestataire du Trenu di Bastia a été alors composée par une aubergiste de la plaine de Cervioni, au Sud de Bastia, Maria Felice Marchetti. On lira à son propos et à celui de la chanson la belle étude [1988] de Antoine-Dominique Monti, professeur au collège de Cervioni : Monti
O lu trenu di Bastìa
Hè fattu per li signori
Piènghjenu li carritteri
Suspìranu li pastori
Per noi altri osteriaghji
Sonu affani è crepacori.
Ô le train de Bastia est fait pour (& par) les Messieurs (ls gens riches, les bourgeois). Pleurent les charretiers, Soupirent les bergers. Pour nous autres aubergistes, Ce (ne) sont (qu’) angoisses et crève-cœur !
Anghjulì lu mio Anghjulinu
Pensatu n’aghju una cosa
Quand’ellu passa (quandu passerà) lu trenu
Tìrali una mitragliosa
È li sceffi chi sò dentru
(nentru)
Volta (manda) li à l’arritrosa.
Ange, mon petit Ange [son mari, compagnon, ou employé fidèle], j’ai pensé une chose : quand passera le train, tire lui un coup de mitraille, et les chefs qui sont dedans, fais les retourner en arrière (Mets-les à l’envers ) !
Anghjulinu lu mio Anghjulinu
Da ti un pocu di rimenu
Vai affacat’stu (vai è feghja issu) cadinu (catinu)
S’ellu hè biodu (viotu) o s’ellu hè pienu
e poi lu prisenteremu (ch’avemu da presantà lu)
À lu sceffu di lu trenu
Ange, mon petit Ange [son mari, compagnon, ou employé fidèle], bouge-toi un peu, va voir ce pot de chambre, s’il est vide ou s’il est plein, pour que nous le présentions au chef du train
A ch’a inventatu lu trenu
Hè statu’una brutta ghigna
Li ghjunga (li ghiunhji lu) u fillosserà ne
Cum’ellu hè ghjuntu a la vigna
Li caschinu li cabelli (capelli)
Cu’una maladetta tigna
(incù la più forte tigna)
Celui qui a inventé le train a été une sale gueule (un sale type). Que lui vienne le phylloxéra comme l’a eu ma vigne . Que les cheveux lui tombent à cause de la plus forte teigne
Nùn si vende più furagi
Pocu pane è micca vinu
Passanu le settimane
Senza vende un bicchjerinu
Chì ci n’avemu più da fà ne
In piaghja lu mio Anghjulinu
On ne vend plus de fourrage , peu de pain et pas de vin. Se passent les semaines sans vendre (qu’on vende) un seul petit verre ! Qu’est-ce nous avons encore à faire dans la plaine, ô mon petit Ange ?
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