Curieuse (et unique) rencontre de Brassens le libertaire, l’apolitique absolu, avec Aragon alors chantre officiel du Parti communiste, quand, en 1953, Brassens met en musique le célèbre « Il n’y a pas d’amour heureux », que les Français purent découvrir au lendemain même de la guerre. Seghers le publia en 1944 et 1946 dans La Diane française, nourrie des poèmes de la Résistance dont plusieurs avaient déjà circulé clandestinement [1].
Mais ici, la tonalité intimiste et clairement personnelle n’est pas vraiment celle qui domine dans l’appel de clairon patriotique de la Diane.
Terrible mise à nu des déchirures d’une vie, dans lequel chacun, ou presque, peut se retrouver dans le fameux ;
« Le temps d’apprendre à vivre Il est déjà trop tard ».
C’est bien pour cela que j’ai placé la chanson, et non pour ajouter quoi que ce soit aux si nombreux commentaires livresques, qui traitent des pieds et des rimes, ou décortiquent impudemment la biographie, comme des médecins légistes.
Si vous vous reportez au texte, vous remarquerez que Brassens n’a pas chanté la dernière strophe, comme si, in fine, ce patriotisme ardemment proclamé et cette inattendue et prosaïque retombée sur l’amour d’Elsa, qu’Aragon allait désormais ériger en Muse officielle, lui apparaissaient peut-être presque déplacés.
Rappelons que dans le même temps, Brassens utilisa, sur un tout autre registre, la métrique et la musique de sa chanson pour le poème de Francis Jammes La Prière, version que préféra alors son égérie Patachou.
Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n’y a pas d’amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n’y a pas d’amour heureux
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
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