Il a déjà été souvent question de la Boétie sur ce site (voir le mot clé La Boétie.
Je focalise ici en particulier sur la pertinente interrogation de Gérard Pavillon dans l’article À propos de Montaigne et la Boétie.
Quid de l’omission du discours De la servitude volontaire dans l’édition posthume par Montaigne des Œuvres de la Boétie en 1571 [1] ? Quid de son omission dans la première édition des Essais en 1580, (et bien sûr dans les suivantes) ? Montaigne s’apprêtait à placer le texte, et à chaque fois y a renoncé in extremis.
On lira avec profit ce qu’en dit Philippe Desan, l’éminent spécialiste de Montaigne [2].
En 1548, qu’est-ce qui a bien pu pousser un jeune étudiant périgourdin de 18 ans [3], fils de bonne famille de magistrats, à initier l’écriture de ce brulot, sinon l’immense révolte populaire de cette année (les Pitauds), et l’abominable répression qui s’en suivit, notamment à Bordeaux. Terrible leçon de choses politique, qui confronta un milieu parlementaire éclairé tant à l’autonomie et la brutalité populaire qu’à son impuissance et donc sa soumission devant le bras armé du Pouvoir. La bourgeoisie de robe bordelaise en sut quelque chose, qui vit pour un temps interdites les fonctions parlementaires et la gestion communale de la Cité, où le Pouvoir fit pendre une centaine des siens. Et La Boétie, le périgourdin familier de Bordeaux et bientôt Bordelais, ne pouvait qu’en connaître.
Pour autant, Montaigne n’évoquera prudemment plus tard le Discours que comme un exercice d’école, un témoignage d’érudition classique et d’aisance démonstrative de jeune étudiant, permettant au futur magistrat de la Cour des Aides de Périgueux de se faire connaître et reconnaître par les siens [4]. Et, de fait, même s’il en fut le déclencheur, on ne trouve dans l’ouvrage aucune référence à cet événement majeur.
L’ouvrage est « hors sol ». Il se veut de portée universelle : les rapport du Pouvoir et de ses sujets… Le fil rouge qui le traverse est le constat, et le regret, que l’acceptation de la servitude, érigée en coutume de génération en génération, ait fini par être considérée comme « normale ». Le peuple ne se laisse asservir que parce qu’il n’éprouve pas le désir de la liberté
Mais La Boétie n’envisage en rien que le peuple puisse se révolter contre le tyran, alors qu’il avait eu sous les yeux une levée en masse populaire contre l’arbitraire royal. Rappelons la phrase mille fois citée : « je ne veux pas que vous le poussiez ou le branliez , mais seulement ne le soutenez plus et vous le verrez comme un grand colosse, à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas et se rompre ».
En fait, on l’a souvent remarqué, s’affirme ici une position qui sera aussi celle de Montaigne. Gagner sa liberté de conscience, sans pour autant porter atteinte au pouvoir et à la coutume, et laisser l’avenir décider.
Ce qui explique que dans ces années 1550 La Boétie comme Montaigne se refusent à la moindre concession idéologique et politique au protestantisme. Ils s’opposent initialement à toute négociation avec les « Religionnaires » [5]
Jusqu’à sa mort, La Boétie se posera en ferme ennemi de la dissidence protestante, et, depuis son lit de mort, en 1563, il admonestera Thomas, le frère de Montaigne, qui venait de rallier le camp protestant.
Tout au plus, dans son Mémoire écrit en 1562, un an avant sa mort (et que Montaigne se gardera bien aussi de publier), La Boétie envisageait-il une réforme partielle de l’Église catholique, qui aurait permis le retour en son sein des « hérétiques ».
En ces temps d’intense agitation sociale, politique et de plus en plus religieuse, la contradiction majeure du Discours (condamner la tyrannie, mais ne s’opposer à elle que dans sa conscience individuelle, sans passer à l’acte) devait bientôt se heurter à la pratique de La Boétie dans la dizaine d’années qui lui restaient à vivre.
Par sa fonction de parlementaire soumis au Pouvoir et le servant (non sans vouloir quelque peu le contrôler [6]), La Boétie fait partie de cette structure pyramidale d’obligés que le Discours pose en assise sociale et politique du pouvoir. Il sert ce pouvoir apparemment sans états d’âme. Il dirigera d’ailleurs au début des années soixante la répression des troubles sociaux et religieux de l’Agenais.
Preuve majeure de son allégeance au pouvoir royal, La Boétie était d’ailleurs devenu ami proche de Ronsard et des poètes de « la brigade », fidèles courtisans s’il en était.
On sait que le Discours avait circulé depuis 1548-1549 dans les milieux parlementaires, et la Boétie l’avait plusieurs fois remanié, preuve que pour lui le texte n’était pas mort. Mais en 1571, quand Montagne entreprend de publier les manuscrits de La Boétie, la France est en proie à la guerre civile religieuse éclatée en 1562 après des années de répression royale et, partant, d’affrontements religieux. Et Montaigne prudemment prit la tengente.
A fortiori en 1580, alors que depuis 1574-1575, le texte avait été publié par les « Religionnaires » à Genève [7], il n’était alors pas question pour le modéré Montaigne, négociateur avisé, de paraître en quoi que ce soit lié avec les « Religionnaires » en publiant un texte jugé dorénavant subversif et emblématique du camp protestant.
Le Discours a depuis traversé les générations, en portant en quelque sorte une analyse gramscienne avant la lettre : le Tyran, quelle que soit sa force de coercition politique, ne peut tenir tant que son hégémonie culturelle et idéologique n’est pas menacée. Ainsi a-t-on vu, vers la fin de notre XXe siècle et aux débuts du nôtre, des régimes qui avaient jusque là appesanti une main de fer sur leur peuple s’écrouler sans pouvoir réagir, quand le peuple les abandonna.
Pour autant, et La Boétie ne pouvait l’envisager, la démocratie formelle, aussi précieuse qu’elle soit, ne va pas sans autoriser une léthargie, une anesthésie de la conscience populaire, créées et utilisées par les nouveaux maîtres démocratiquement élus. Dernier avatar de la servitude volontaire…
2 Messages