J’avais initialement envisagé de placer en éditorial du mois de juin une de ces deux citations de Proudhon :
La première est tirée de l’ouvrage qui lança le jeune inconnu, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, publié en juin 1840 :
« La politique est la science de la liberté : le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie. »
La seconde est tirée de sa publication de 1851, Idée générale de la révolution au XIXe siècle :
« Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu… Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ! »
Citation sans doute fort bienvenue par les temps qui courent...
Proudhon savait de quoi il parlait puisqu’il était alors incarcéré depuis le 5 juin 1849, et qu’il ne sortira de prison qu’au terme de sa condamnation, en juin 1851 [1].
Mais voilà, l’envie m’est tombée de placer sous cette égide proudhonienne mes articles à venir en juin [2], au vu du tumulte médiatique provoqué par l’annonce de l’intiative de Michel Onfray, Front populaire [3], « une revue de réflexions et de débats d’idées, pour rebâtir le monde, et penser les jours ‘d’après’ »
Tumulte médiatique qui, je m’empresse de le dire, ne dépasse pas le terrain de chasse de quelques quotidiens et hebdomadaires nationaux, ou plutôt parisiens [4].
Quid alors de cette publication ? Onfray veut rassembler les souverainistes des deux bords, au grand dam de ceux qui, du Monde à l’Obs et à l’Humanité, l’accusent d’un ultime reniement, cependant que Marianne, sous la plume de Jack Dion, pense remettre les montres à l’heure en le défendant.
En ce qui me concerne, Onfray [5] n’a jamais été ma tasse de thé. Qu’il fasse ce qu’il veut, qu’il invite qui il veut dans sa revue (souverainistes de gauche et de droite, voire d’extrême droite, et recrues emblématiques comme le professeur Raoult), je ne me sens pas concerné et je n’ai pas à m’en mêler. D’ailleurs à l’évidence il n’en aurait rien à cirer. Et même si le titre me plaît (pas seulement parce que je suis né l’année du Front populaire), même si je ne me reconnais pas plus qu’Onfray dans « le jeu politique bipolarisé » qu’il dénonce, je n’ai aucune envie d’apporter mon abonnement à ce projet opportunément lancé, en ces temps de malaise et de vide, pour faire advenir dans le grand marketing politique une figure médiatique, une de plus. On avait déjà Bigard. Voici maintenant Onfray qui dit lancer « une machine de guerre pour la plèbe ».
Et alors, me direz-vous, tout ceci est bel est bon, mais quel rapport avec Proudhon ?
C’est que Onfray dit vouloir faire émerger ainsi une « proposition populaire, girondine, proudhonienne, mutuelliste, fédéraliste, étatiste au sens expliqué par Proudhon dans sa Théorie de la propriété [6]. »
Et dans les nombreux commentaires favorables à Onfray que j’ai rencontrés, Proudhon « le girondin » est en effet posé en inspirateur et en guide. Face à Karl Marx, bien entendu.
Car voici Marx qui apparaît.
Dans sa défense d’Onfray [7], Dion, dont j’apprécie en général les articles, écrit des détracteurs du philosophe polygraphe :« Ne laissant rien en hasard, ils sont même allés jusqu’à relire une préface de Michel Onfray à un livre sur Proudhon pour débusquer dans l’évocation de la judéité de Karl Marx une trace présumée d’antisémitisme. »
Onfray antisémite, je me disais que ce serait quand même un peu fort !
Et j’y suis donc allé voir [8].
L’entame de cette préface, cent fois citée ces jours-ci, est l’antithèse suivante ;
« Marx est issu d’un lignage de rabbins ashkénazes ; Proudhon, d’une lignée de laboureurs francs. »
Onfray ne dit pas que Marx est fils d’un avocat protestant allemand, mais il va droit à la généalogie, dans cette étrangeté, cette non appartenance nationale, ce non enracinement dans le pays d’adoption que serait la judaïté…
Face à cela, un Proudhon « Franc » ! : ah que cette épithète sonne clair et… « franc », face au cosmopolitisme inquiétant de l’adjectif « ashkénaze »…
Je ne me hasarderai pas à faire à Onfray un procès en antisémitisme ! Simplement je constate comme un retour du refoulé entre le « on est chez nous », et « ils ne le sont pas »…
Quelle tristesse…
Et dans la préface qui suit, Onfray déroule et oppose les deux destins, en démolissant Marx, bourgeois à l’intellectualisme coupé du peuple, et en exaltant un Proudhon fils du peuple et fils de ses œuvres, dans lequel on sent bien que, par son propre itinéraire, Onfray se reconnaît. Il en oublierait quelque peu la mysogynie bien connue de son héros, mais passons…
Rien de nouveau sous le soleil me direz-vous. De cet antagonisme, les deux intéressés avaient amplement témoigné à partir de 1846. Onfray, qui en témoigne, en profite pour une fois de plus régler leur compte aux communistes, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui [9].
Comme je me suis depuis longtemps enrichi de la lecture de Proudhon, et de Marx, dans leur constat dénonciateur de la société capitaliste, et dans leur opposition fondamentale quant aux solutions, j’ai abandonné l’idée de placer un texte de Proudhon en éditorial, parce que je ne veux pas être en quoi que ce soit mêlé à cette dichotomie partisane qui fait que si on apprécie Proudhon, on doit par là même jeter Marx aux égouts de l’Histoire.
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