Enfonçons quelques portes ouvertes, tout en rappelant des faits et des repères utiles qui ne sont peut-être pas tous connus des jeunes lecteurs.
Attentats… Bien sûr, chacun se sent concerné, puisque chacun peut être frappé, au hasard, et au nom d’un Dieu salué en arabe.
Mais tout citoyen raisonnable comprend que le piège tendu par les meurtriers est de faire porter la responsabilité des crimes à tous les musulmans de France et à leur religion, au risque de la guerre civile.
Devant le trop plein de discours, d’articles, de pétitions, de commentaires, autour du concept à la mode d’islamophobie, l’historien Patrick Boucheron a poussé sur France Inter ce cri bienvenu : « Mais fermez vos gueules… Comment pacifier notre espace public ? »
De fait, me semble-t-il, l’intense agitation dans le monde dit intellectuel et dans la médiasphère contraste avec le silence du pays profond, avec ce qui y existe et qui se tait, ou ce qui y est dramatiquement en genèse. Et c’est bien là que le bat blesse.
Si j’en crois mon expérience personnelle, celle d’un homme né en 1936, dans ce silence du pays profond (durera-t-il ?), la présumée islamophobie actuelle a des racines autrement anciennes que la réaction immédiate aux attentats.
Même si chez nous l’immigration non européenne s’est depuis des années complexifiée et grandement internationalisée, cette haine s’enracine tout bonnement depuis des décennies dans le vieux fond anti arabe : quiconque a été au contact des réalités populaires, et c’est mon cas comme vous sans doute depuis bien longtemps, n’a pu que le constater. Et la déploration n’y a rien changé.
Mais ce vieux fond anti arabe [1], empreint d’idéologie colonialiste, était celui du racisme. La référence à la différence religieuse des immigrés maghrébins n’apparaissait qu’en faire valoir de l’immigration italienne et espagnole, dont beaucoup aimaient rappeler que la commune référence chrétienne était facteur immédiat d’intégration, à la différence des Arabes.
Je suis né en 1936. J’habitais une petite ville ouvrière près de Toulon. Il a fallu du temps avant que les « Arabes » n’y apparaissent : nous étions loin des grands centres urbains qui connaissaient de longue date l’émigration kabyle [2] et notre immigration était massivement italienne.
Nous n’avions guère l’occasion de croiser des « Arabes ».
Dans mon enfance, il m’est arrivé parfois de voir ces marchands de tapis baptisés péjorativement « sidis ». Autre souvenir fugitif, les uniformes exotiques de ces goumiers qui contribuèrent à la libération de nos rivages méditerranéens [3].
Avec les années de la reconstruction, puis du redémarrage des années 1950, nous pûmes bien constater une nouvelle présence maghrébine, massive cette fois. Il y avait tant à faire : le boom économique attirait par dizaines de milliers des hommes seuls, Kabyles pour la plupart, qui laissaient la famille au pays, dans l’espérance de l’aider et d’y retrouver à la retraite une maison fruit de l’épargne [4].
Le vocabulaire français toujours été tristement d’une grande richesse (?) dénominative pour exprimer le racisme et la xénophobie populaire.
Je suis né dans une famille où ces appellations étaient proscrites, et par exemple mon père, ancien résistant, refusait d’employer le mot « boche » pour désigner les Allemands. On se doute que l’on n’entendait pas à la maison l’appellation extrêmement péjorative de « bicot » appliquée alors à tout Arabe ; mais j’entendais partout parler de « bicots », dans ma couche d’âge, dans les commerces, dans la réalité populaire. Au point de me sentir étrangement différent du commun des mortels, pour lesquels « boche » et « bicot » étaient communément employés, sans états d’âme.
Et plus on voyait d’Arabes, plus on entendait fleurir les appellations immondes de « melons », « bougnoules », « crouilles » appliquées à ceux qui travaillaient sur nos routes, sur nos chantiers de construction, et aussi dans nos champs, à ceux qui plus au Nord travaillaient sur les chaines de nos usines ou dans les mines, bref, à ceux qui, en période de plein emploi, venaient accomplir les tâches ingrates et mal payées qui ne fascinaient pas les travailleurs français, et on les comprend.
J’insiste sur le fait ces appellations racistes s’appliquaient donc en fait à une partie de la classe ouvrière
À cet égard, les années 1952-1953 furent charnière décisive, qui virent cette partie de la classe ouvrière métropolitaine de longue date en contact avec le PCF et la CGT [5]passer d’une fraternité relative avec la mouvance cégétiste et communiste à des positions nationalistes affichées [6]
Un an après éclatait en Algérie l’insurrection nationaliste, qui initiait une guerre baptisée pudiquement « événements d’Algérie ». Immense trauma générationnel que les générations suivantes ont occulté, voire ignoré.
Le vocabulaire anti-arabe s’enrichit (?) alors du mot « raton » et ce fut pour certains le temps des ratonnades.
Mais avec la guerre, pour la première fois, la question religieuse montrait le bout du nez. Les indépendantistes du FLN faisaient de l’Islam un drapeau, et le gouvernement socialiste – radical de Guy Mollet (1956-1957) expliquait que nos troupes combattaient pour la laïcité républicaine et la condition féminine.
Et lors du coup de force gaulliste de mai 1958 à Alger, on vit les épouses des généraux factieux aider des algériennes à se dévoiler pour rejoindre le camp de la modernité et des « femmes libres » [7]
En 1962, ceux des supplétifs algériens de l’armée française que le pouvoir gaulliste n’avait pas ignoblement abandonnés émigrèrent en France, où ils furent tristement parqués.
Mais, au-delà de ces vaincus de l’Histoire, on pouvait penser que l’indépendance fraîchement acquise allait supprimer le flux migratoire maghrébin. Charbonnier était devenu maître chez lui, pourquoi irait-il chercher ailleurs ?
C’est bien le contraire qui s’est passé. Les lendemains de l’indépendance furent ceux d’un flux migratoire accru, qui toucha même des combattants de l’Armée de Libération nationale algérienne
Vague migratoire bien sûr liée à l’appel du bâtiment et des travaux publics, en plein boom. Mais vague migratoire liée aussi et surtout au trauma de la guerre, au regroupement dans les camps militaires français qui vida les campagnes et déstructura le pays, à la difficulté pour les nouveaux états indépendants d’assurer à tous une vie décente. Mais vague migratoire enfin et surtout liée au regroupement familial, autorisé par le tandem Giscard d’Estaing - Chirac par leur décret d’avril 76.
Épisode décisif. On passait d’une émigration d’hommes seuls à une émigration familiale, et donc à la naissance massives d’enfants nés sur la territoire français, et jouissant automatiquement de la nationalité française. Bref une génération d’enfants nés dont le monde était bien différent de celui que leurs parents avaient connus avant l’exil.
Cependant que dans la masse des anciens combattants français d’Algérie, et a fortiori dans la masse des Pieds noirs, s’enracinait cette rancune lancinante : « ils ont voulu l’indépendance, qu’ils se la gardent, mais qu’ils ne viennent surtout pas chez nous ! »
(À suivre)
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