Je suis entouré de livres qui, malgré des délestages nombreux, envahissent les rayonnages et finiront sans doute chez Emmaüs, quand l’appartement sera vidé post mortem. Je me plais parfois à imaginer quels seront les acquéreurs éventuels…
Mais bon, nos vieux philosophes grecs m’ont appris qu’il était parfaitement inutile de se ronger les sangs avec le passé et le futur, et que l’essentiel était de se savoir vivre, et de s’aimer vivre, au présent.
Le confinement m’a amené à reprendre certains ouvrages que je n’avais pas relus depuis longtemps, voire que je n’avais jamais relus.
Ainsi de L’Idiot, de Dostoïveski…
Je l’avais lu la première fois pendant des vacances d’été entre deux années d’une école normale d’instituteurs où on ne lisait guère, et où l’on privilégiait en loisir le sport hebdomadaire. Internat plus que serré, bachotage, journées prosaïques de cours, prolongées d’études collectives, puis coucher et extinction des feux dans un immense dortoir à lits métalliques superposés (c’était une grosse EN). Nous étions au lendemain du rétablissement des écoles normales supprimées par Pétain [1], et, c’était aussi mon cas, leurs effectifs étaient composés de « bons élèves » issus des cours complémentaires ou collèges « modernes », à recrutement populaire ignorant le latin des lycées.
Je n’avais pas la moindre idée de qui était Dostoïevski, ce qui est peut-être la meilleure façon de découvrir un livre. Il est vrai qu’alors Internet n’existait pas, que le face à face était direct et que l’on ne lisait pas comme aujourd’hui les bios condensées avant de plonger dans le livre, si tant est que l’on y plonge.
Et je n’avais pas vraiment idée de ce qu’était la vie et de ce qu’étaient les hommes.
Bref, je ne sais pas comment ce libre m’était tombé sous les yeux (en tout cas, il n’était pas dans la modeste bibliothèque de mes parents, un tout petit meuble sans doute cadeau de mariage).
J’ignorais donc que Dostoïevski était né en 1821, et qu’il était un homme fait quand il avait écrit ce livre, au cours d’un long voyage européen. J’ignorais qu’il était paru en feuilleton en Russie en 1868-1869, et qu’il était paru en livre en 1874.
J’ignorais qu’un des déclencheurs de l’ouvrage fut la découverte à Bâle du Christ mort de Hans Holbein le jeune (1521). Le tableau qui peut faire perdre la foi, parce que le Christ est un homme et que ce sont d’autres hommes qui l’ont si horriblement martyrisé.
J’ai donc lu L’Idiot en ces toutes premières années 1950, et je le classe dans ces ouvrages que l’on dévore en découvrant la vie, sans bien tout comprendre, mais qui cheminent ensuite en éclaireurs.
Je me suis replongé une fois de plus dans ce terrible ouvrage, et cette fois j’ai vraiment retrouvé le choc et la peine que j’avais ressentis lors de ma première lecture, il y a si longtemps, et que des lectures ultérieures avaient pu amortir.
Je me suis retrouvé sous le signe de l’épilepsie, ce Haut Mal qui terrifiait et que les hasards des proximités de la vie m’ont appris à connaître.
J’ai retrouvé la bonté et la sincérité christiques, sans prises sur ce monde, du prince Mychkine, « l’idiot ». Dieu est absent et pourtant le Prince est christique, ce qui le séparera à jamais des hommes.
J’ai retrouvé l’innocence souillée et la vengeance autodestructrice de Nastassia, la force vitale monstrueuse de Rogojine, la saloperie égoïste des nantis Totzky et d’Epantchine, le pauvre destin d’Aglaïa Epantchine…
Tout se joue sur terre. Et d’une certaine façon, tout est joué à l’avance.
C’est un livre qui à sa façon dit tout, et dont on se remet mal. Mais un grand livre.
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