Il y a peu, Gérard Pavillon [1] portait le commentaire suivant sur l’article Borges... fictions :
« Séparer l’homme et l’œuvre, Céline, Borges et d’autre, c’est ce que je ne sais toujours pas faire.
Peut-être que je vais adopter votre solution : lire puis jeter à la poubelle (je n’ai pas de cheminée non plus). »
Et je répondais :
« La question est en effet bien difficile à traiter si l’on veut éviter le manichéisme un peu facile. Mais, comme vous, je n’arrive pas et ne veux pas séparer l’homme et l’œuvre. Je vais essayer de vous répondre bientôt par un billet plus circonstancié. »
Voici donc, en éléments de réponse, quelques enfoncements de portes ouvertes, dont le lecteur avisé voudra bien excuser la banalité.
En matière de création, ne parlons ici que de littérature et de philosophie, sans aborder les domaines majeurs de la création picturale, musicale, cinématographique, etc. : la question du rapport Homme-Œuvre déborderait trop le cadre de ce billet.
Donc, tenons-nous en à celles et ceux qui ont couché sur le papier leurs réflexions, leurs émotions, leurs créations, leurs fantasmes, leurs engagements…
Je fais tout d’abord, pour reprendre le billet de Gérard, claire séparation entre Borges et Céline, évoqués dans son commentaire.
Ce qu’écrit Céline après ses deux premiers romans, remarquables à bien des égards ( Voyage au bout de la nuit, 1932 et Mort à crédit, 1936), n’est plus que du registre de l’immonde. C’est de l’œuvre même, et non pas de la biographie, que nait le dégoût à l’égard de l’auteur, et l’indignation n’en est que plus grande de le voir après la guerre continuer à se délecter de son racisme meurtrier. La république a vraiment alors été bonne fille, comme elle l’a été pour bien des collaborateurs à peine condamnés et vite amnistiés, qui ont continué à parader…
Ce qui ne signifie pas, à mon avis, qu’il ne faille pas lire ces ordures. Je me suis félicité du recul de l’éditeur devant la réédition des pamphlets antisémites de Céline [2], mais je sais bien que la censure n’est guère une solution contre l’immonde. Ceux qui sont prêts à l’accueillir l’accueilleront de toute façon. Et d’interdire Mein Kampf n’empêchera pas la résurrection actuelle du nazisme dans une partie de la jeunesse allemande.
Mais ce serait sous estimer le « vrai lecteur », pourvu « normalement » de raison et de morale, que penser qu’il puisse être contaminé par de telles lectures. Au contraire, il est bon qu’il sache quel degré d’abomination ont pu, et peuvent encore atteindre des intellectuels se rangeant du côté du mal absolu. Bref, lire ou ne pas lire ce genre de production est une affaire entre soi et soi.
Et après cette triste lecture, comme je le disais métaphoriquement, « je jette ».
À cet égard, ma comparaison avec le célèbre héros de Montalbán est boiteuse, dans la mesure où Pepe Carvalho, convaincu de l’inanité de l’acte d’écriture et désireux d’alléger ses étagères débordantes, brûlait un livre par jour. Il ne s’agissait pas d’un tri idéologique ou politique. Quels qu’ils soient, tous les livres, « bons ou mauvais », pouvaient y passer.
Par contre, à la différence de Céline, dans ce qu’écrit Borges, et qui me fascine, rien, à tout le moins directement, ne passe de son soutien au régime atrocement répressif argentin. À la limite, je pourrais fréquenter Borges dans le seul plaisir de la lecture, si des éléments biographiques ne m’étaient pas parvenus hors de mon champ clos avec le livre.
Dans ce registre, le cas limite est celui de Heidegger, dont l’engagement nazi révulse. D’aucuns, y compris de bons démocrates, ont cru utile de séparer l’homme de l’œuvre. D’autres ont lu dans l’œuvre le ferment et la logique de son engagement nazi [3]
Et il a fallu les récentes recherches biographiques pour en trancher, et renvoyer Heidegger à son nazisme décomplexé.
Ce qui nous entraine sur les chemins (et les limites) de l’information biographique, censée me présenter l’individu qui a porté l’œuvre que je lis, ou que je devrais lire, et me permettre de la mieux comprendre.
Remarque préliminaire : nous pouvons nous trouver devant l’œuvre sans rien savoir de l’auteur. Quid de l’auteur de la Chanson de Roland [4] ?
Quid d’Homère ?
Seul l’éclairage du contexte historique peut être alors opérant [5].
Et que savons nous vraiment de la vie des Présocratiques ?
Mais après tout, le fait que, malgré les incessantes investigations des spécialistes, nous ne sachions rien sur l’auteur commodément nommé Shakespeare, ne nous empêche en rien de lire et relire, de voir et revoir, ses immortelles pièces [6]…
Autre remarque préliminaire : distinguons l’empathie avec un auteur (affinités personnelles de goûts, d’opinions, d’origine géographique, et que sais-je encore ?) et le jugement que nous portons sur son œuvre. Pour rester dans le domaine du vécu, qui, dans les allées d’une fête du Livre, n’a pas acheté un ouvrage seulement par sympathie pour l’auteur, sans préjuger du contenu ? Et je suppose qu’il en a été de même pour moi quand je dédicaçais dans ma ville, alors que le problème ne se posait pas si j’en étais éloigné. Là, j’étais sûr que l’on n’achetait pas un livre par pure convivialité.
Revenons donc aux travaux biographiques nourris de matière fiable.
Il n’est que trop facile d’y puiser, car l’abondance sans cesse croissante de biographies et de biopics interroge, en tout cas m’interroge. Et ce à deux égards au moins.
Une inquiétude : s’il est évident que biographies et biopics éclairent l’œuvre, encore faudrait-il qu’ils ne l’étouffent pas. Il semblerait qu’une tendance actuelle les privilégie. Au détriment de l’œuvre ?
Tout dépend du rapport déjà existant avec elle. Par exemple, les lecteurs d’Aragon liront sans doute encore plus Aragon après avoir lu les ouvrages de Bougnoux et de Juquin [7]. Mais, en ce qui concerne tant d’autres auteurs, combien de lecteurs potentiels s’en tiendront aux vécus reconstitués à grands coups de correspondances intimes [8], sans avoir la curiosité d’aller à l’œuvre.
Ajoutons que la facilité d’Internet et de ses regards croisés amplifie le phénomène : on lit ce que Un tel a écrit sur tel Autre, et ce foisonnement permet en définitive à l’amateur pressé de traiter plus ou moins savamment de l’œuvre sans vraiment s’y immerger.
Le biopic exaspère encore cette proximité avec l’auteur et la distanciation d’avec l’œuvre, car avec lui on VOIT l’auteur, on croit vivre sa vie, mais l’œuvre risque de glisser entre les doigts… J’écris ceci sans agressivité à l’égard du Biopic, j’ai vu par exemple avec beaucoup d’intérêt, et j’en ai traité dans ce site, des films consacrés à Leopardi [9], Hannah Arendt [10], Stephan Zweig [11], au jeune Marx [12], etc
Mais après cette première donne d’inquiétude à l’égard des biographies et biopics, je signale une autre réserve, qui tient au désir des biographes de « tout dire ».
Je suis toujours dubitatif devant les éclairages biographiques quand, le plus « honnêtement » et « factuellement » du monde, ils nous signifient, s’il en était besoin, qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ou, pour être plus juste, qu’aucun de ces « grands hommes » n’échappe à l’humaine nature… Montaigne ou Rousseau [13], par exemple, nous ont facilité le travail, en faisant ouvertement de leur personnalité et de leur expérience de vie matière à publication. Mais qu’en est-il lorsque sont publiés post mortem des journaux intimes qui n’étaient pas destinés à l’impression ? Ainsi des notes quotidiennes de Stendhal, dont parfois la franchise peut déconcerter, gêner ou franchement déplaire (Cf. l’épisode du viol de la batelière du lac de Pusiano). Ainsi de la correspondance de Balzac. Et qu’en est-il de Marx par exemple, quand on lit la correspondance de ses filles portée à la publication [14], ou de Freud.
Dans le meilleur des cas, ce véritable viol de la vie privée de l’auteur nous renvoie à notre humaine faiblesse personnelle et à l’humaine nature.
Passons sur la révélation péjorante de regards extérieurs (Hugo revisité par ses contemporains, par Lafargue ou par Léon Daudet).
Mais dans le pire des cas, partant de ces matériaux autobiographiques, des histrions polygraphes se sont complus à rabaisser dans le plus intime de leur être l’auteur dont ils traitent. Quand, comme Onfray à propos de marx ou de Freud, ils ne démolissent pas l’œuvre à travers la personne
La vraie biographie est celle qui éclaire et qui aide à mieux comprendre et savourer l’auteur. Ainsi du monumental travail de Philippe Desan sur Montaigne [15] Ainsi de l’éclairage de Yves Roman sur le paradoxe du stoïcien et massacreur Marc Aurèle.
Ce type de biographie n’a pas besoin d’hagiographie. Henri Guillemin a éclairé et quelque peu malmené les grands auteurs du XIXe siècle, mais c’était pour mieux les replacer dans leur temps et nous les faire comprendre. Et c’est par exemple ce qu’a fait Sartre à propos de Flaubert…
Les exemples sont innombrables, et je renvoie chacun aux découvertes qu’il a pu faire en la matière.
Et pour terminer, en clin d’œil, je dirai que je suis resté perplexe devant ma biographie dans le Maitron, factuellement exacte, mais privée de l’intime (et c’est la règle du jeu, toujours frustrante) [16].
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