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Mort de Jules Guesde

mardi 29 décembre 2020, par René Merle


Vous pouvez lire sur ce site beaucoup d’articles relatifs à l’histoire du socialisme français entre la Commune et 1914.
J’en regroupe ici quelques uns publiés à la mort d’une des plus importantes figures de ce socialisme, Jules Guesde [1]
La mort de Guesde signe la fin d’une époque, celle où une partie du socialisme français se voulait révolutionnaire, depuis la création du premier Parti ouvrier en 1880, et où Guesde était surnommé « l’apôtre de la Révolution ». Cette fermeté révolutionnaire, maintenue face au socialisme réformiste d’un Jaurès, trouva sa fin dans la participation de Guesde au gouvernement de l’ « Union sacrée » en 1914. Dans l’explosion en vol du fameux « internationalisme prolétarien », le patriotisme proclamé de l’aile révolutionnaire socialiste, où se retrouvait aussi le blanquiste Vaillant, voulait se justifier, comme en 1870 après le 4 septembre, de défense de la République contre l’impérialisme allemand, et laissait même imaginer que le conflit pouvait aboutir à une situation révolutionnaire, dans le droit fil des souvenirs de 1870 et de la chute de l’Empire.
Révolution il y aura, mais pas là où Guesde et ses amis l’imaginaient. La Révolution russe ne correspondit pas à leur schéma de révolution prolétarienne possible seulement dans un pays capitaliste avancé. D’autant qu’ils subissaient amèrement les attaques des Bolcheviks contre leur participation à l’Union sacrée de 1914 [2].
Ainsi, alors que le jeune Parti communiste français naissait à l’orée de 1921, Jules Guesde dans sa vieillesse amère tourmentée par la solitude et la maladie, condamna formellement cette adhésion d’une majorité des socialistes à la IIIe Internationale bolchevik, au grand dam de ceux qui voulaient continuer à voir en lui « l’Apôtre de la Révolution ».

Au lendemain de la mort de Guesde, l’ensemble de la presse, dans toutes ses composantes, proposa une biographie plus ou moins détaillée, en général inspirée de celle proposée par l’Encyclopédie socialiste ou la reprenant telle quelle, en soulignant son importance dans l’évolution du socialisme français, et son passage dans le gouvernement de guerre.
Comme cet article n’est pas biographique, je vous renvoie, en ce qui concerne le Net, à l’excellente biographie fournie par le Dictionnaire Maitron :
https://maitron.fr/spip.php?article24411
Je fais donc l’impasse sur l’ensemble de ces biographies publiées le lendemain de la mort de Guesde. Je donne seulement ici celle proposée par le Figaro.
L’article du Figaro est intéressant dans la mesure où cet organe quasi officiel du conservatisme enregistre lucidement la stérilisation de l’action guesdiste engendre par l’unité socialiste de 1905 et la prédominance du socialisme réformiste de Jaurès.

En fait Je focalise ici sur les réactions des deux Frères ennemis, d’une part le Parti socialiste SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), auquel appartenait Guesde depuis sa création en 1905, et encore après la scission du Congrès de Tours, fin décembre 1920, et d’autre part le Parti communiste SFIC (Section française de l’Internationale communiste), né de cette scission, parti dont nombre de dirigeants avaient été des familiers de Guesde.
En contrepoint, je donnerai l’hommage inattendu mais empoisonné des Maurrassiens de l’Action française

Les socialistes et la mort de Guesde

Voici l’éditorial d’adieu donné dans Le Populaire, journal socialiste du matin, 29 juillet 1922.

« LA MORT DE L’APÔTRE
Jules Guesde est mort. Au moment où nous nous mettions au travail pour la publication de notre numéro spécial sur Jaurès, c’est d’un autre qu’il nous faut parler, d’un autre qui, lui aussi, fut grand, dominant la foule comme un arbre géant s’élève au-dessus de la forêt.
Le deuil est sur nous tragique, douloureux, redoutable. Et il frappe à la tête à coups répétés.
Sans doute, nous étions prévenus que l’âge et la maladie avaient depuis quelques mois miné les dernières forces de notre vieux maître. Mais son cerveau était si lucide et si vivant, ainsi qu’ont pu s’en rendre compte ceux des nôtres qui l’allèrent voir jusqu’à l’heure suprême, que nous nous surprenions à espérer quand même, malgré tout, nous habituant mal à cette pensée que ce corps , d’où avaient jailli depuis plus d’un demi-siècle, tant d’idées tumultueuses, bruyantes comme des tonnerres, tant de lumières étincelantes comme des phares, allait devenir d’un instant à l’autre, selon la loi de l’inexorable destin, la proie du silence et de l’ombre.
C’est fait maintenant. Jules Guesde nous a quittés pour toujours. Il a rejoint Lafargue [3], Jaurès et Vaillant [4] et nous voici privés du dernier de nos chefs illustres qui, de leurs bras robustes, avaient bâti le grand parti socialiste, auquel, malgré vents et marées, nous sommes demeurés fidèles corps et âmes.
Hélas ! à quel moment sont-ils partis ? L’impitoyable cruauté du sort les arrache à notre affection et aux postes de direction qu’ils occupaient avec tant d’éclat, aux heures terribles où leur autorité, leur talent, leur génie faisaient d’eux, non plus seulement des chefs de parti, mais les plus précieux conseillers des hommes et des peuples.
Celui-là [5] s’écroule au seuil de la guerre, comme si la grande tueuse avait besoin de sa mort pour passer – (sic) de la guerre contre laquelle son éloquence puissante et humaine trouvait de si extraordinaires accents que les militarismes eux-mêmes, pris de peur, reculaient, hésitants !
Vaillant le suit bientôt, le cœur brisé par le spectacle d’une Europe en furie, ruisselante, pantelante dans une pourpre de sang [6].
Guesde enfin ferme à jamais ses yeux, lumineux et clairs, vers lesquels tant de fois nous levâmes les nôtres quand la nuit venait sur le chemin.
Combien tristes et douloureux furent ses derniers ans !
Il eut le temps de voir se dérouler la catastrophe de la guerre mondiale, de contempler l’Internationale déchirée, la classe ouvrière divisée contre elle-même au point d’en oublier le nécessaire combat contre le système capitaliste. Il suivit d’un regard attristé certaines expériences révolutionnaires contraires à l’enseignement marxiste [7], dont il fut toute sa vie le vulgarisateur le plus prodigieux.
Pour ne pas voir cela, peut-être eût-il souhaité mourir plus tôt. Mais pas une minute le doute ou le découragement n’effleurèrent son esprit. Sa foi était intacte, l’exaltation de son âme n’avait été atteinte ni par les événements, ni par la maladie ou la souffrance.
Aussitôt que ses forces physiques le lui permettaient, il criait à ses intimes ses convictions passionnées, fraîches et jeunes comme au premier jour.
Il lisait tout, il connaissait les moindres détails de la vie du Parti et de la situation internationale. Il meurt vraiment en combattant, sûr de la victoire finale du Prolétariat, donnant à ses frères d’armes l’exemple magnifique de toute une vie consacrée, dans la pauvreté et le désintéressement, à l’idéal socialiste et à l’affranchissement humain.
Nos maîtres sont donc morts. Mais leur enseignement demeure. Ils survivent en nous, ils nous conseillent et nous guident. C’est notre revanche contre le destin.
Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers, a dit Musset des artistes célèbres.
Nous aussi, nous le proclamons, pour ceux qui nous appelèrent à la pensée et à l’action. Ils sont vivants par leurs œuvres, par le souvenir de leurs combats, par l’évocation de ce qu’ils firent et de ce qu’ils furent.
C’est dans cette pensée de confiance dans l’avenir, de foi inébranlable dans le socialisme que, dominant notre douleur, nous suivrons demain le cercueil de Jules Guesde.
Paul FAURE [8]

Dans un billet suivant, Compère-Morel, dirigeant socialiste et guesdiste, relate la dernière visite qu’il fit à Guesde, peu avant son décès, et rapporte ses dernières paroles :
"Voyez-vous, Compère, vous avez bien fait de venir, car je ne vous reverrai sans doute plus. Je vais vers la mort. Je le sais. Je le sens. Elle ne m’effraie pas. Si l’on me disait que, demain, je ne reverrai plus le soleil, je m’u préparerais. Mais je regrette de mourir si tard.
J’aurais dû disparaître il y a deux ou trois ans, avant d’assister à ce spectacle cruel, infernal, d’un prolétariat divisé contre lui-même, ne voyant pas qu’il se met, par là, à la merci de la classe ennemie.
Il faut que les prolétariats de Belgique, de France, d’Angleterre et d’Allemagne s’unissent, ajoute-t-il avec force, ils dirigeront le monde vers le socialisme. C’est çà, voyez-vous, c’est çà qu’il faut dire. Oui, dites-le, mon ami, dites-le encore, dites-le toujours !"
On ne sautait mieux dire que le salut n’est en rien dans la révolution bolchevik, initiée dans un pays arriéré, où le capitalisme et la classe ouvrière naissaient à peine.
"Et notre vieux maître, que cette manifestation ardente en demain venait de galvaniser pendant quelques minutes, retomba, épuisé par ce dernier effort, sur son lit de douleur.
Il fallait, hélas ! se quitter".

Le journal ajoute deux citations extrêmement parlantes de Guesde. La première ne manque pas de sel si l’on considère dans quelle voie réformiste d’accommodement avec le capitalisme s’était engagé le Parti socialiste. Cette persistance d’un langage révolutionnaire avec une pratique qui ne l’était guère va marquer le Parti socialiste de l’entre-deux guerres.

« Parlons clair
N’est socialiste « pour de vrai », selon l’expression populaire, que celui qui, se fondant sur la concentration nécessaire des moyens de production, entend faire aboutir cette concentration entre les mains de la société.
Le socialisme, c’est la propriété sociale remplaçant la société capitaliste, c’est la production sociale substituée à la production capitaliste, parce que seule cette socialisation mettra fin aux classes et à leur antagonisme ; seule, elle réconciliera et organisera l’humanité dans l’égalité et dans la paix.
Quant à savoir si cette transformation – qui constitue pratiquement tout le socialisme – s’opèrera pacifiquement ou violemment, c’est là une question secondaire, qui ne dépend d’ailleurs pas de nous, mais de la classe capitaliste qui détient actuellement le pouvoir politique.
Laissera-t-elle faire, laissera-t-elle passer le prolétariat à qui son nombre, en régime de suffrage universel, dit légalement donner le gouvernement ? L’opération, alors, pourra s’effectuer, sinon sans douleur, au moins sans violences matérielles.
S’efforcera-t-elle, au contraire, comme toutes les classes dirigeantes du passé, de se servir contre l’avènement gouvernemental des prolétaires organisés, de la force matérielle que lui donne l’Etat par elle occupé ? Dans ce dernier cas, il y aura fatalement, choc ou bataille. ais c’est à nos maîtres du jour, sortis de leur propre légalité, qu’incombe la responsabilité de cette solution brutale, qui n’est pas dans nos désirs, si elle est – et doit être – dans nos prévisions.
Jules GUESDE
Le Socialiste, 12 janvier 1896 »

« La femme et le capitalisme
La femme, en période capitaliste, ne peut pas vivre d’elle-même, de son travail. Même en dehors des moments où, absorbée par la plus haute des fonctions sociales, elle immortalise notre espèce en la reproduisant, elle ne trouve dans la vente de sa force musculaire et intellectuelle qu’un complément, tout au plus, d’existence. Outrageusement réduit, son salaire l’oblige à demander le reste à l’homme, en tant que mâle : mari, amant ou passant.
Il faut que, par le travail affranchi, désalariarisé, rétribué par son produit, la femme puisse en travaillant se suffire à elle-même, son indépendance économique pouvant seule la laisser aussi libre en amour qu’en amitié.
Il faut encore que, pendant la gestation et l’allaitement, alors que, par ce travail organique, elle fabrique mieux que des produits, des producteurs, elle soit socialement admise à jouir des produits du travail économique.
Il faut, d’autre part et surtout, que, comme les tribus communistes d’autrefois, dans lesquelles, sous le nom d’oncles, la paternité était exercée par tous les hommes faits, l’enfant, tous les enfants qui constituent l’humanité de demain soient mis à la charge de l’humanité du jour. « Élargissez Dieu ! » disait Diderot ? Ce n’est pas Dieu, c’est la famille qu’il convient d’élargir, en l’étendant à toute la société, pour l’égale conservation et l’égal développement de tous les fils de l’homme, sans distinction.
Jules GUESDE.
État politique et morale de classe. »

Le lendemain 30 juillet, le journal donnera une longue et détaillée biographie de Guesde, signée de son vieux compagnon Bracke, qui fut secrétaire du Parti ouvrier.

« Le Populaire » et les obsèques de Guesde. Le souvenir du vieux Parti Ouvrier.

Après une première tentative en 1880, Guesde avait fondé en 1882, avec Lafargue, le gendre de Marx, le Parti ouvrier, qui devint le Parti ouvrier français en 1893 : parti révolutionnaire, marxiste, qui posait clairement son objectif d’abolir le capitalisme et de bâtir une société socialiste. Il s’unira au courant blanquiste en 1902 pour former le Parti socialiste de France, qui lui même s’unira au courant de Jaurès en 1905 pour former la SFIO.
C’est ce Parti qu’évoque l’éditorial du 31 juillet, dans une nostalgie qui peut sembler bien inopérante au lendemain du Congrès de Tours.

Le Populaire journal socialiste du matin, 31 juillet 1922

« Le vieux P.O.F.
Ils étaient tous là, autour de notre emblème, précédant son char funèbre, les vieux survivants du Parti ouvrier français
Phalange décimée, peut-être, mais combien riche de souvenirs !
Quelle belle et héroïque épopée rappelait-il, ce vieux carré du POF ?
Congrès de Marseille, de Nantes, de Montluçon, de Roubaix, que sais-je encore !
Programme agricole, programme municipal, programme maritime ! C’est tout un quart de siècle de propagande, d’agitations, de campagnes électorales et d’organisation que ces têtes chauves et ces barbes grises nous faisaient revivre !
Existait-il jadis, avant l’unité, une fraction socialiste plus étroitement unie et plus solidairement entraînée à l’action commune, que celle du Parti ouvrier français ?
Pouvait-on rencontrer, dans les autres écoles, des hommes ayant des conceptions tactiques et des méthodes de recrutement aussi étonnamment conformes, que dans le Parti ouvrier français ?
Etait-il possible de concevoir une meilleure camaraderie et une aussi profonde amitié que celle dont était imprégnée l’ensemble des adhérents du Parti ouvrier français ?
Mais, en tout cas, ce dont nous sommes absolument certain, c’est qu’aucun homme ne fut jamais aimé par les siens aussi profondément que Guesde.
Dans tous les coins de la France : soit dans les centres ouvriers, soit dans les milieux paysans, il existait des militants nombreux à qui Guesde avait apporté la grande lumière en leur révélant la beauté du socialisme et qui croyaient en lui comme les croyants en leur dieu.
Sans plus jamais le voir, le lire et l’entendre, ils pensent de la même façon que lui sur tous les problèmes politiques ou sociaux que la vie leur posait.
Et quand le Vieux - comme ils l’appelaient familièrement entre eux, mais avec toute la respectueuse et pieuse déférence qu’il est possible de mettre dans ce mot – sentant l’utilité de réunir ses fidèles, sonnait leur ralliement, pas un une manquait au rendez-vous.
Les voici maintenant seuls, les vieux du « POF » !
Le Maître n’est plus là !
Ils n’entendront plus la voix convaincante, persuasive du fier prophète des temps nouveaux ! Il ne leur sera plus donné de subir, dans le charme des conversations intimes, l’attraction magique d’un verbe étincelant et d’une dialectique souple et ramassée ! Ils ne le verront plus brosser d’une touche puissante, devant leurs yeux tout à la fois étonnés et ravis, la majestueuse beauté du socialisme rédempteur et libérateur réalisé.
C’est, hélas ! la cruelle destinée des choses humaines et nous devons humblement nous incliner.
Mais il est un divin trésor que la mort n’a pu nous enlever et qui nous appartient encore tout entier, c’est ce qu’il nous a enseigné.
Elle a emporté son corps nerveux, sa chair vivante et passionnée dont la sensibilité était sans cesse exacerbée ; mais la hideuse Camarde a été impuissante contre sa pensée, fruit sacré d’une intelligence magnifiquement douée.
Ça, les vieux du POF l’ont conservé à eux, bien à eux, entièrement à eux, afin d’en faire profiter les jeunes générations qui n’ont pas eu l’inappréciable bonheur de connaître, d’approcher et d’apprécier Celui qui s’était voué à l’éducation du prolétariat français.
Ce sera là la meilleure façon d’honorer la mémoire de l’homme que nous ne reverrons plus jamais.
Continuons donc, au nom de Guesde, par Guesde et pour Guesde, de jeter à pleines mains la semence révolutionnaire dans les champs qu’il a lui-même si laborieusement, si longtemps et si longuement préparés [9]
Et demain, les luxuriantes moissons rouges, qu’il a tant de fois annoncées, seront la chose de cette plébéienne humanité qu’il a tant aimée et à laquelle, jusqu’à son dernier moment il s’est tout donné.
COMPERE – MOREL [10] »

Les Communistes et la mort de Jules Guesde. Le point de vue de ses anciens camarades passés au communisme. Cachin.

Guesde, enjeu de l’opposition communistes – socialistes en 1922 ?

La mort de Jules Guesde aurait pu réconcilier quelque peu les frères désormais ennemis du Parti socialiste, coupé en deux depuis le Congrès de Tours (décembre 1920) entre communistes SFIC et socialistes SFIO. Il n’en fut rien. Les socialistes SFIO de toutes tendances saluèrent avec une émotion (réelle ou feinte selon les intervenants) le grand révolutionnaire. Face aux communistes qui, en quittant« la vieille maison » réformiste, maintenaient fermement le principe de la lutte des classes et la perspective révolutionnaire, pour les socialistes, se réclamer de Guesde, l’intransigeant adversaire du réformiste Jaurès, ne manquait pas de piquant : car, s’il avait quitté en 1916 le gouvernement d’Union nationale où il fut ministre d’État, Guesde avait continué à soutenir l’effort de guerre. Il avait salué la première révolution russe de 1917, et sa décision de continuer la guerre du côté des Alliés. Mais il avait condamné la révolution bolchevik d’Octobre, matrice de tous les communismes : non seulement parce qu’elle abandonnait la lutte contre les puissances centrales, mais parce que l’instauration du socialisme dans un pays extrêmement arriéré, au prolétariat tout à fait minoritaire, lui apparaissait le fait d’une petite et brutale minorité « blanquiste », qui ne pouvait que se maintenir que par une dictature.
C’est ce que l’éditorial du Populaire du 29 juin formulait pudiquement ainsi :
"Il suivit d’un regard attristé certaines expériences révolutionnaires contraires à l’enseignement marxiste".
C’est dire que le vieux lutteur était resté jusqu’à sa mort membre de la SFIO, au grand dam de quelques-uns de ses disciples passés au communisme.
C’est l’un d’eux, Marcel Cachin, directeur de l’Humanité Journal communiste, qui écrit en éditorial dans son journal, 29 Juillet 1922 :

« Une grande figure du socialisme Jules Guesde est mort, hier

Jules Guesde est mort hier, à 77 ans, après de longues souffrances. La nouvelle sera douloureusement accueillie dans la classe ouvrière internationale.
L’influence de Guesde sur le socialisme français fut considérable.
Il avait 26 ans lorsque survint la Commune. Il était alors rédacteur d’un journal de Montpellier qui combattait l’Empire. Il mit sa feuille au service de la révolution parisienne. Obligé de s’exiler après l’échec du mouvement, il se rendit en Italie, et en Suisse d’où il revint au moment de l’amnistie en 1877.
C’est alors que commença en France l’apostolat magnifique qui absorba sa vie entière.
En notre pays, personne ne contribua au même titre que lui à l’éducation marxiste de la classe ouvrière. Avec un désintéressement admirable, il mit à la disposition des prolétaires les qualités de l’esprit le plus clair et le plus vigoureux.
Il possédait une éloquence prenante, précise, de forme pure et classique ; il écrivait une langue sans ornements mais savoureuse et comme mathématique, avec des formules dont quelques-unes sont frappées comme de belles médailles.
Lors des batailles entre écoles socialistes sur les méthodes et la tactique, il se montra toujours partisan intransigeant de la lutte des classes et de l’opposition révolutionnaire au régime bourgeois. Il avait réuni, avec Lafargue [11], un groupe d’hommes qui était en France peu nombreux, mais qui contribua, avec ce chef éminent, à rectifier en maintes occasions certains courants de déviation ministérialiste et opportuniste qui emportaient le prolétariat.
Guesde possédait une noble nature, droite et haute, qui ne lui permit jamais une capitulation de conscience. Il a vécu et il est mort dans la pauvreté, en bataille contre la société capitaliste qu’il haïssait de toute son âme, qui le jeta souvent en prison sans faire fléchir jamais sa pensée, sans obtenir de lui la plus légère concession.
Il avait toujours eu, de la patrie, de la défense nationale, une conception qu’il maintint jusqu’à la fin de sa vie [12].
Nous n’insisterons pas ici, en ce jour de deuil pour tous, sur les divergences qui nous séparèrent à la fin de sa vie. Lorsque nous revînmes, Frossard et moi, de notre voyage de Russie, en 1920, notre première visite fut pour notre commun maître auquel, l’un et l’autre, nous devions tant. Nous nous aperçûmes que sur la manière de comprendre et de défendre la Révolution russe nous ne pouvions plus nous entendre [13].
Cependant, si intense qu’ait été alors notre douleur en nous séparant de cet ami de toute une vie, nous avions conscience de rester fidèles aux enseignements que nous avions reçus de Guesde lui-même depuis notre adolescence.
Clara Zetkin [14] fut longtemps avec Guesde et Lafargue en absolue communion d’idées ; en ces dernières années, il ne m’arriva pas une seule fois de la revoir sans qu’elle ne m’interrogeât sur notre vieil ami. De même pour tous les Russes, engagés aujourd’hui dans leur formidable mouvement, et dont un grand nombre avaient fait leurs premières armes à son côté dans le parti ouvrier français.
Tous manifestaient les regrets les plus profonds d’être séparés par un si formidable malentendu du vieux révolutionnaire qui contribua efficacement à leur éducation communiste. Mais nul d’entre eux ne proféra jamais à son endroit une parole d’amertume. Et c’est, comme nous, le cœur serré et les yeux pleins de larmes, qu’ils apprendront la fatale nouvelle qui nous arrive en ce jour.
Marcel CACHIN »

À côté de l’article de Cachin, une biographie (non signée, et pour cause, elle reprend à quelques détails près la biographie de l’Encyclopédie socialiste) met quelques points sur les i :

« SA VIE
Celui qui devait vouer sa vie à l’enseignement du socialisme – un enseignement précis et simple, coulé en formules, riche de couleur et de substance – était fils d’un professeur parisien. Il fut professeur et apôtre. Les tendances à l’abstraction et à la généralisation que sa formation intellectuelle faisait prédominer en lui se conciliaient avec un goût du détail concret qui éveille et fixe l’idée ; théoricien vulgarisateur, Guesde ramenait, réduisait tout le mouvement politique à la lutte des classes, à la lutte des expropriateurs et des expropriés ; missionnaire, propagandiste, pédagogue du socialisme, il illustrait d’une formule simple et décisive la page austère de doctrine.
Il naquit à Paris en 1845. Il meurt donc à 77 ans. Mais depuis longtemps le mal qui l’a emporté le tourmentait. Jules Guesde se survivait à lui-même.
Il était venu au peuple tout jeune. L’homme du Deux-Décembre était alors aux Tuileries.
Guesde collabora à la presse d’opposition. Quand vint la guerre avec la Prusse, il dénonça rudement le crime ; ce qui lui valut, en août 1870, quatre mois de prison.
Vient Sedan. L’Empire s’effondre. Au 4 septembre, les républicains Cettois, accourus à Montpellier comme volontaires de la République, sont arrêtés. Guesde, avec ses amis, envahit la préfecture et obtient la mise en liberté des prisonniers.
Le 18 mars 1871, il est avec la Commune et mène dans les « Droits de l’Homme » une campagne en sa faveur, se solidarisant avec l’insurrection parisienne ; poursuivi, il est condamné à 5 ans de prison et 4.000 francs d’amende.
Chassé par la répression versaillaise, il se réfugie en Suisse, fonde une section de l’Internationale et un journal, le Réveil international. Mais il faut vivre. Guesde, sans ressources, enlève au concours une chaire de littérature au collège Capece, à Maglie [15], en Italie. Il n’abandonne pas pour cela la propagande marxiste ; il fonde la Correspondance franco-italienne et collabore à la presse d’extrême-gauche de la péninsule. Ce qui entraîne son expulsion d’Italie. Il retourne en Suisse. En 1876, à la faveur de l’amnistie, il rentre en France.
La vie de Guesde se confond dès lors avec celle de notre mouvement ouvrier et socialiste. Il entreprend une fiévreuse campagne de conférences, créant des groupes, y jetant avec une prodigalité infatigable la bonne semence marxiste. Elle le conduit à deux reprises devant des tribunaux. Guesde riposte en poursuivant à travers le pays son admirable campagne d’éducation et de recrutement.
Fondateur du Parti Ouvrier français, le grand socialiste se dresse infatigablement contre toutes les déviations, contre tous les opportunismes. « Il n’y a de place dans nos rangs pour aucun genre d’opportunisme », écrivait-ol.
En 1893, les ouvriers de Roubaix le portent de haute lutte à la Chambre, il y continue sans compromission la rude bataille des classes. Voici d’ailleurs ce que Guesde pensait des luttes électorales et parlementaires :
« Jamais notre Parti qui ne voit dans les élections qu’un moyen d’agitation et de propagande, n’a mis ses espérances dans l’action parlementaire ou légale. Il ne nourrit pas davantage le prolétariat de l’illusion de son affranchissement demandé à la substitution dans les Chambres d’un certain nombre d’ouvriers manuels aux propriétaires, fabricants et autres capitalistes, députés de l’heure présente ».
On sait la part prise par Guesde dans la formation de l’Unité, en 1905. On sait aussi quelles furent ses divergences d’idées avec Jaurès, notamment sur la collaboration parlementaire avec les classes bourgeoises et sur les résultats à en attendre. Guesde condamnait avec force l’illusionnisme réformiste – tout en attribuant au fait de la réforme et de la lutte pour des objectifs immédiats sa valeur révolutionnaire.
Cette unité ne fut brisée que par la guerre. On sait ce qu’il advint du vieux lutteur. Ce ne fut pas une des moindres tristesses des quatre années maudites. »

Les Communistes et la mort de Guesde. Frossard.

L’Humanité Journal communiste, 30 juillet 1922

Voici, pour éclairer l’article de Cachin présenté dans un billet précédent, l’introduction d’un article de Frossard [16] qui éclaire quelque peu sur le différend évoqué entre Guesde et les communistes. On remarquera que dans cet article de deuil, Frossard constate, mais se garde de polémiquer avec Guesde, et avec les socialistes, sur leurs visions de la révolution bolchevik.

« Marcel Cachin a rappelé hier, ici même, la visite que nous avons faite, à Guesde, - la dernière, hélas ! – voici plus de deux ans, au retour de notre voyage en Russie.
Dans son modeste cabinet de travail de la rue Singer, encombré de livres et de journaux, le grand vieillard, perclus de douleurs, nous réserva l’accueil le plus bienveillant, le plus cordial.
Certes, il n’était point d’accord avec nous sur la Révolution soviétique, il en critiquait amèrement les méthodes, il en contestait les réalisations et nous supportions avec une douloureuse impatience les jugements sévères qu’à coups d’affirmations tranchantes, il portait sur nos camarades bolcheviks.
Mais je me souviendrai toujours qu’à un moment de cette controverse tout intime, comme Marcel Cachin lui montrait les périls qui, par le crime de l’Entente [17], menaçaient la jeune République socialiste, Guesde redressa d’un seul mouvement son buste amaigri et courbé, derrière le lorgnon, ses yeux de « braise » luisirent, éclairant son visage ascétique, et de sa voix âpre, qui selon la saisissante expression d’un de ses disciples « était l’évocation même de la peine des hommes », il nous dit :
« il faut que le prolétariat monte la garde autour de la Révolution russe ! »
Ainsi, affaibli par les années, accablé par la maladie, condamné à l’immobilité et à l’isolement, presque retranché déjà du nombre des vivants, il trouvait cependant, en dépit de ses réserves théoriques et de son hostilité de principe, pour exprimer sa solidarité de « vieil insurgé » avec la Révolution en danger, une de ces formules « frappées comme des médailles », qui tout au long d’un demi-siècle de luttes, conquirent par milliers les ouvriers au socialisme révolutionnaire.
Il est mort. Nous allons tout à l’heure, le cœur serré, l’accompagner au Père-Lachaise. Le prolétariat parisien lui fera des obsèques dignes de lui.
La bourgeoisie, feignant de ne se souvenir que de sa défaillance de 1914 [18], a beau couvrir de fleurs sa dépouille : il reste bien à nous et nul communiste ne lui refusera son tribut d’hommages et de regrets.
[…]
L.-O. FROSSARD »

« L’Action française » et la mort de Guesde

À la mort de Guesde, la monarchiste Action française, 29 juillet 1922, lui adresse cet hommage sincèrement empoisonné, dont les résonances actuelles sont d’une certaine façon évidentes :

« JULES GUESDE
Avec Jules Guesde, c’est la vieille école qui s’en va. Maurras écrivait de lui, le 28 août 1914, quand il fut appelé aux conseils du gouvernement :
Jules Guesde a toujours été patriote : il s’est même souvent distingué par des nuances suffisamment perceptibles de ce socialisme qui a fait prévaloir, ces vingt dernières années, des tendances individualiste, cosmopolites, démocratiques et libérales… Bien plus social que démocrate, plus attentif à la doctrine de l’organisation qu’à la doctrine individualiste, le Guesdisme, au rebours du Jaurésisme, sentait les rapports du social et du national.
Jules Guesde l’avait prouvé, peu de jours avant la guerre, en s’opposant à la thèse de Jaurès sur la grève générale et l’insurrection, plus dangereuse, disait-il, que le mal lui-même : « J’espère que l’on ne commettra pas ce crime de haute trahison contre le socialisme ! »
Mais le heurt des deux hommes datait de plus loin. Sous les ministères Waldeck-Rousseau et Combes, Guesde n’avait pas vu sans regret le socialisme entraîné par Jaurès dans la voie de l’anticléricalisme et de la Défense républicaine. Il faut reproduire une fois de plus l’apostrophe célèbre qu’il lançait à ce dernier le 17 août 1904, au congrès d’Amsterdam :
Admettons un instant que la République ait été sauvée par vos amis. En quoi, je vous le demande, la forme républicaine sauvée avancerait-elle un jour l’affranchissement du prolétariat ?
Bebel vous rappelait hier que la forme républicaine est le terrain d’entente, de toutes les fractions de la classe bourgeoise et qu’à certains égards la Monarchie, placée au-dessus des classes, lui est supérieure. Il aurait pu rappeler le mot de Thiers, qui est l’expression de toute sa classe : « La République est le gouvernement qui nous divise le moins. » Donc, quand vous auriez sauvé la République, vous n’auriez rien fait pour le prolétariat. Si, pour elle, celui-ci doit abandonner ses intérêts propres chaque fois qu’elle est en danger, la République est le pire des gouvernements.
Voyons maintenant les réformes, dont vous bernez le prolétariat. Vous vantez la laïcité, l’école neutre et laïque, la séparation des Eglises et de l’Etat ? Rien de tout cela, en admettant que la bourgeoisie républicaine consentirait à le réaliser, n’aurait un effet.
« Et voilà, s’écriait-il encore, la comédie de l’anticléricalisme qui recommence ! »
Phrases terribles qui condamnaient toute l’œuvre de Jaurès et révélaient au prolétariat qu’on l’avait « berné ». Elles pèseront à jamais sur le Parti.
Mais on n’a pas écouté Jules Guesde. Les socialistes d’aujourd’hui sont un peu honteux d’avoir consacré vingt ans à la « guerre aux curés ». Du moins, ils affectent de dire que ça ne les intéresse plus (sauf un Sixte-Quenin [19], qui ne connaît pas autre chose). Et pourtant ! Leur accord avec les bourgeois les plus rétrogrades, c’est-à-dire avec les radicaux, repose-t-il sur d’autres bases ? Vienne une chambre radicale : un cabinet Doumergue ou Herriot qui voudrait rééditer contre l’Eglise et les congrégations le coup de Waldeck-Rousseau en 1900, rallierait inévitablement autour de lui les Blum et les Cachin. Si l’on ne s’entend pas sur la façon de réorganiser le monde, on s’entendra toujours sur la fermeture d’un couvent et l’expulsion de quelques moines.
Intérim. »

Jules Guesde vu par le dirigeant soviétique Rakovsky en 1923, et du tragique destin ultérieur de Rakovsky

Comment Rakovsky fait le point sur sa longue expérience française, sans imaginer ce que le destin lui réservera en URSS.

Il m’est apparu intéressant de publier cet article, et ce à deux titres.
D’une part il pointe bien la caractéristique essentielle du parti ouvrier collectiviste de Guesde : demeurer autonome sans compromission avec les démocrates petits bourgeois. Position que Guesde défendra vaillamment sa vie durant, et en particulier contre Jaurès. Avant que son patriotisme ne le fasse accepter d’entrer dans un gouvernement d’union nationale en 1914 !
D’autre part parce qu’il évoque la haute figure de Rakovsky, militant internationaliste ami de Lénine et de Trotsky, et victime ultérieure de la répression stalinienne.

L’Humanité journal communiste, 3 janvier 1923

Jules Guesde et le communisme

Introduction du journal :
« L’internationale communiste publie dans son dernier numéro une étude sur Guesde [20] et le Communisme, où Ch. Rakovsky montre combien Guesde, malgré sa vieillesse découragée et l’usage qu’en font les « socialistes » de paix sociale, fut près du communisme contemporain, fut réellement communiste en ce qu’il eut de plus ardent et de plus lucide.
Nous publions ci-dessous un extrait de cette étude, pleine de vie, de force et de raison
 ».


Rakovsky et Trotsky

Khristian Rakovsky (1873), né bulgare et devenu roumain par le jeu des guerres balkaniques, fils de riches propriétaires mais ardent militant socialiste, avait fait ses études de médecin en France où il obtint le titre de docteur en 1897. Il milita plusieurs années en France dans les rangs du Parti. Revenu en Roumanie, où il fonda le parti social-démocrate puis lié à Lénine et Trotsky. Il anima le courant pacifiste qui s’exprima à la conférence de Zimmerwald. Adhérent du Parti bolchevik, il fut envoyé par Lénine diriger la république rouge d’Ukraine, organisa et participa à la direction de l’armée rouge avec Trotsky, puis devint un actif et très efficace diplomate de la jeune République soviétique. Voilà l’homme qui écrivit les lignes qui suivent en 1923.
Vous trouverez à la fin de l’article quelques indications sur son tragique destin ultérieur.

L’article de Rakovsky
Il y a juste trente ans que, tout jeune, je débarquai à Paris, muni d’une lettre de recommandation de Plékhanov [21] pour Jules Guesde. Je me rappelle cette date, car je suis tombé juste au moment le plus dramatique de la célèbre grève des mineurs de Carmaux [22]. Me confortant au rituel suivi par les hommes qui s’intéressent à la vie politique en France, je me suis rendu à la Chambre des Députés, porteur d’un billet de Guesde pour Ferroul, à ce moment l’unique député guesdiste au Palais-Bourbon.
La séance était très mouvementée : on discutait justement la question de la grève de Carmaux. Mais elle dégénéra en un tumulte extraordinaire quand, au milieu de la discussion, Joseph Reinach demanda la parole pour poser une question urgente au président du Conseil, Émile Loubet. Il demandait la confirmation de la nouvelle affichée dans les couloirs de la Chambre : des bombes avaient été trouvées au siège de la Société des Mines de Carmaux, et au moment où les policiers les transportaient au commissariat de la rue des Bons-Enfants, les bombes avaient explosé en tuant cinq policiers.
Après la confirmation du fait par le gouvernement, l’hostilité pour Ferroul et Baudin – député blanquiste – qui tous les deux venaient de rentrer d’une tournée à Carmaux, devint très grande. En outre, à cette séance prit la parole le marquis de Solages, député, qui ainsi que le baron Reille – également député – étaient les principaux actionnaires de la Société des Mines de Carmaux. Le marquis de Solages, pour prouver « l’esprit anarchiste » des grévistes, cita une petite chanson, une variante de la Carmagnole, probablement très répandue au moment de la grève et dont le refrain se terminait ainsi : « Le baron au bout du canon, le marquis au bout du fusil » [23]. La Chambre eut un moment d’hilarité quand Ferroul, se croyant au milieu d’un meeting de Carmaux, commença sa réplique par ces mots : « Citoyens, camarades… ». A la suite de la grève, le baron Reille dut démissionner de la députation et Jaurès fut élu à sa place.
Je venais dans la capitale française pour faire connaissance avec celui pour qui le groupe des marxistes révolutionnaires russes et étrangers, inspirés par Plékhanov, manifestait une profonde et réelle admiration. Avec Wilhelm Liebknecht, qualifié de « Français » par la presse reptilienne de Bismarck pour son internationalisme [24], Jules Guesde était considéré comme un de ceux qui incarnaient le mieux les aspirations du marxisme révolutionnaire et internationaliste.
Après la mort du vieux Liebknecht, il devint vite la principale figure marxiste internationale. Au Congrès socialiste international de Paris, en 1900, c’est autour de Guesde que se groupa la minorité marxiste révolutionnaire qui ne voulait pas voter la fameuse résolution Kautsky, appelée par l’Iskra – l’organe des marxistes russes – résolution de caoutchouc. On se rappelle qu’en réalité cette résolution, dont il sera question plus loin, présentait une justification rétrospective à l’acte de trahison de Millerand, le premier socialiste officiel qui fut entré dans un gouvernement bourgeois. C’est encore autour de Guesde que se sont groupés quatre années plus tard, en à Amsterdam, les marxistes révolutionnaires, y compris Bebel – absent de Paris en 1900 – et Kautsky, qui dut reconnaître l’usage antiprolétarien qu’on avait fait de sa résolution à Paris.

Guesde marxiste
Le rôle important de Guesde dans le mouvement prolétarien international venait du caractère marxiste qu’il voulait imprimer et qu’il a réussi en partie à imprimer au mouvement ouvrier français qui, après celui de l’Allemagne, était à cette époque à la tête de tous les pays. Le mérite personnel de Guesde consiste en ce qu’il a pu propager les idées marxistes précisément dans le pays qui, par tout son passé, leur paraissait le plus réfractaire.
Le mouvement ouvrier révolutionnaire avait une longue et glorieuse histoire, mais l’idéologie dont ce mouvement était pénétré fut toujours celle de la démocratie petite-bourgeoise républicaine et pacifiste. Outre cela, le mouvement ouvrier révolutionnaire en France eut toujours une teinte nationaliste, aussi bien avant qu’après la Commune. La réaction qui suivit la débâcle de la Commune fortifia encore ces tendances.
La classe ouvrière française, privée de ses meilleurs chefs, tués pendant la Commune ou vivant au loin en exil, tomba sous l’influence directe des pires éléments petits-bourgeois, souvent au service direct des partis bourgeois et même de la police.
Certainement, il fallut une grande intelligence, un grand courage, une conception nettement socialiste et révolutionnaire, un attachement inébranlable à la cause de la classe ouvrière, pour venir, dans un pays à mentalité petite-bourgeoise chauvine, un pays que la guerre civile paraissait avoir guéri des désirs d’une nouvelle révolution, prêcher une doctrine allemande – c’est ainsi qu’on qualifiait le socialisme scientifique et marxiste – prêcher la lutte de classe et la Révolution.
Sous l’influence des partis bourgeois, les hommes qui se trouvaient à la tête du mouvement ouvrier légal en France, à l’époque de 1872-78, cherchaient à rassurer par tous les moyens la bourgeoisie sur les intentions « patriotiques et légales » de la classe ouvrière qui reniait tout son passé.
Guesde, lui aussi, commença par critiquer le passé du mouvement ouvrier français. La Commune même, ses hommes, son œuvre, ne trouvèrent pas grâce devant sa critique, seulement Guesde ne reprochait pas à la Commune et aux organisations ouvrières en France à la veille de la Commune, leurs idées révolutionnaires. Au contraire, il trouvait que le mouvement ouvrier en France, même durant la Commune, n’était pas suffisamment révolutionnaire.

Guesde oppose le Collectivisme au Socialisme petit-bourgeois
Au moment où Guesde, profitant d’une première loi d’amnistie partielle, rentre en France et se jette dans la mêlée, une lutte sans merci commence contre la bourgeoisie et le socialisme réformiste.
Cette lutte qui, dans la période 1900-1905, avait acquis une grande notoriété internationale, dura plus d’un quart de siècle. Elle aurait probablement continué encore si, retenu du contact direct avec les masses ouvrières pendant une dizaine d’années par une maladie cruelle, Guesde ne s’était laissé plus tard influencer lui-même par le courant réformiste qui avait trouvé en France un représentant de génie dans la personne de Jaurès. Mais cela se rapporte à une époque où, de fait, Jules Guesde avait cessé d’être un chef militant.
Guesde a commencé sa campagne en fondant l’Egalité [25], un hebdomadaire qu’il dut imprimer en province, n’ayant pu payer les 12.000 francs de caution que demandait la République française aux journaux imprimés à Paris.
L’Egalité fut un véritable organe du marxisme révolutionnaire, - du communisme dirai-je – pour me servir de la terminologie contemporaine. Le vaillant organe prolétaire critiquait et ridiculisait méthodiquement, non seulement l’échafaudage que la classe ouvrière en France s’était bâtie sous l’influence des proudhoniens et de la terreur versaillaise, mais encore l’une après l’autre, les idoles de toute cette idéologie démocratique et républicaine qui dominait les cerveaux des prolétaires français sous le Second Empire.
« L’épargne, la coopération, l’enseignement professionnel, écrit Guesde, l’évolution normale et pacifique des institutions républicaines, la suppression des octrois, la lutte anticléricale et d’autres joujoux avec lesquels la bourgeoisie républicaine amusait si longtemps les esclaves de notre époque, furent brisées sans pitié. »
Au cimetière de toutes sortes des coopératives, l’Égalité opposait comme moyen de lutte la grève et aux illusions démocratiques promettant à la classe ouvrière monts et merveilles avec l’introduction de réformes politiques et sociales, l’Égalité opposait l’expérience des Etats-Unis de l’Amérique du Nord.
l’Égalité n’hésitait pas à prévenir la classe ouvrière contre les déceptions du suffrage universel si la classe ouvrière y voyait, non pas un moyen pour son organisation en un parti de classe cherchant par la Révolution la conquête du pouvoir politique pour la socialisation des moyens de production, mais un moyen suprême qui par lui-même pouvait résoudre le problème social…
Au premier numéro de l’Égalité, dans un article programme, la rédaction prend soin de souligner : « En notre qualité d’adhérents de la doctrine collectiviste, partagée actuellement par les prolétaires conscients de l’ancien et du nouveau monde, nous sommes sûrs que le développement social et scientifique de l’humanité nous mène inévitablement vers la propriété collective du sol et des moyens de production.
Guesde emploie indifféremment dans certains cas le terme communisme comme également approprié à sa doctrine. Dans une lettre de 1886 adressée à Jules Vallès au moment de quitter son journal le Cri du Peuple qu’il combattit pendant deux ans, Guesde écrit : « Vous saviez que ce qui entrait avec moi dans votre Cri du Peuple, c’était le « sectarisme » comme il a plu à certains fantaisistes d’appeler le socialisme scientifique, élaboré par Marx et mis, pour ainsi dire, en action par nos Congrès de Marseille, du Havre et de Roanne ».
C. RAKOVSKY. »

Diplomate extrêmement efficace jusqu’en 1926, Rakovsky participa activement au sein du Parti à l’opposition de gauche à la politique de Staline. Exclu du Parti en 1927, arrêté en 1928, il connut un dur exil intérieur, avant d’être jugé au procès de Moscou en 1938, où, brisé, on lui extorqua par la force des « aveux ».

L’Humanité, 2 mars

L’Humanité, 3 mars, titre :"À l’instruction, l’accusé Rakovski a déclaré : "Trotski fut un agent de l’Intelligence service depuis la fin de 1926, je tiens cela de Trotski lui même".
Cruelle ironie du sort, le même journal qui l’encensait en 1923 approuva sans états d’âme sa condamnation à 20 ans de bagne, comme Bessonov (les 19 autres accusés étant condamnés à la peine de mort et exécutés).
Il n’eut en fait que trois années à survivre : le NKVD l’exécuta sans jugement en 1941.
Ainsi, comme il en avait été avec Riazanov, à qui l’on doit la publication des manuscrits du jeune Marx [26]. »

Notes

[1Sur Jules Guesde, cf. le mot clé Guesde.

[2On lira la lettre sanglante adressée au ministre Guesde par Trotsky exilé de France : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1916/10/lt19161011.htm

[3Gendre de Marx et compagnon de toujours de Guesde depuis 1877

[4Ex dirigeant blanquiste, qui rejoint Guesde en 1902 avec la formation du Parti socialiste de France, unissant Guesdistes et Blanquistes

[5Jaurès bien entendu

[6L’auteur de l’article, Faure, pacifiste pendant la guerre, n’en fait pas moins l’impasse sur l’engagement guerrier de Vaillant. De même ci-dessous pour Guesde

[7la révolution bolchevik, au premier chef

[8Ancien guesdiste, pacifiste à partir de 1915, devenu vrai dirigeant du parti socialiste à partir de la scission entre socialistes et communistes. Rédacteur en chef du Populaire

[9C’est clairement dire que dans ces années 1920, et au-delà, une bonne partie des anciens guesdistes qui ont choisi de demeurer au sein du PS persistent formellement dans une perspective révolutionnaire. Persistent pour l’heure, en tout cas, l’itinéraire ultérieur de l’auteur de l’article ne s’inscrivant pas vraiment dans cette perspective, c’est le moins que l’on puisse dire…

[10Dirigeant socialiste, ancien guesdiste

[11Paul Lafargue, gendre de Marx, un des propagateurs du marxisme en France

[12Prudence de Marcel Cachin sur cet épisode d’août 1914, où lui aussi suivit Guesde dans son engagement guerrier

[13Il s’agissait évidemment de l’adhésion à la IIIe Internationale

[14Militante de l’aile gauche du parti socialiste allemand, puis spartakiste et communiste

[15Je donne ici le nom exact, estropié par le journal

[16Frossard, ancien responsable socialiste, est alors secrétaire général du jeune parti communiste, qu’il a contribué à créer après le voyage en Russie évoqué dans l’article. Il ne restera pas longtemps communiste

[17Les interventions armées françaises, anglaises, américaines, etc. contre la Russie soviétique

[18L’Union sacrée !

[19responsable du Populaire

[20Voir ce mot clé

[21Leader marxiste russe

[221892

[23Ça n’aurait pas plu à Badinter !

[24Liebknecht, dirigeant socialiste allemand, avait été emprisonné pour son opposition à la guerre de 1870

[25Cf. : >1036].

[26Cf. : Riazanov, explorateur et révélateur des inédits de Marx, la « justice » de Staline avait envoyé à la mort un marxiste éminent, et un combattant de toujours pour l’idéal communiste.
En 1977, lors des signes d’indépendance de Ceaucescu vis à vis de l’URSS, Rakovsky sera réhabilité dans son pays d’origine, la Roumanie.
Il faudra attendre 1988 pour qu’il soit réhabilité en URSS, ce qui lui fera une belle jambe, hélas !

Guesde vu par « l’Humanité », 1932

La solitude de l’ancien leader révolutionnaire.

Vous avez pu lire ci-dessus deux articles du quotidien communiste l’Humanité saluant Jules Guesde à l’occasion de sa mort, en 1922. Articles écrits à chaud, dans un souci d’œcuménisme relatif, qui n’insistaient vraiment pas sur ce qui pouvait décevoir les communistes dans les ultimes choix guesdistes.
Un article écrit à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort met les points sur les i :
L’Humanité, organe central du Parti communiste (S.F.I.C.), 28 juillet 1932

« UN ANNIVERSAIRE - JULES GUESDE (1845-1922)

Il y a dix ans – le 28 juillet 1922 – Jules Guesde mourait dans une solitude complète, abandonné des masses qui avaient dépassé leur ancien chef. Car le propagandiste infatigable, l’apôtre enthousiaste de la lutte de classe était mort, lui, depuis longtemps.
Jules Guesde est l’une des plus grandes figures de la IIe Internationale. A lui revient le mérite d’avoir, face aux divers systèmes de « socialisme bourgeois » et petit-bourgeois qui s’épanouissaient dans la France après la Commune, fait retentir la voix du socialisme révolutionnaire. Quelle voix ! La région du Nord, remuée dans ses profondeurs par cette éloquence exceptionnelle, en garde jusqu’à présent les échos. Ces discours – des centaines de milliers de discours, hachés, martelés, qui font balle – pressent, harcèlent, se répètent comme un appel unique et continu à l’action. La phrase, mordante et sèche, claque au vent des batailles. Il parle, et les foules ouvrières se reconnaissent.
A travers les bassins industriels du Nord, de la Loire, du Gard, parmi ceux du textile et ceux de la mine pour lesquels il allume un nouveau soleil, dans les colonnes de l’Egalité, du Citoyen, de ce Cri du peuple, fondé par Jules Vallès, à la barre du tribunal correctionnel, dans les cachots de Sainte-Pélagie, où le jette la bourgeoisie qui le hait, il sert sans relâche la cause prolétarienne. Pour lui, contrairement aux intellectuels petits-bourgeois, le socialisme et le mouvement ouvrier ne font qu’un. « Je me suis refusé avec entêtement, déclarera-t-il plus tard, à organiser un mouvement socialiste en marge du mouvement ouvrier ! »
Avec Paul Lafargue, Jules Guesde est l’introducteur du marxisme en France et le fondateur du Parti ouvrier français. Jusqu’en 1880, il avait été un anarchiste, puis un collectiviste humanitaire. A la suite de son voyage à Londres, où il rencontre les maîtres du socialisme scientifique, Guesde devient marxiste. De 1880 à 1895, la période la plus précieuse de son activité, il travaille sous le contrôle de Marx, jusqu’en 1883, et, après la mort de Marx, d’Engels, seul.
Contre le proudhonisme et le « coopérativisme » philanthropique bourgeois, contre le confusionnisme petit-bourgeois des vétérans de la Commune, contre les possibilistes, Guesde défend la ligne juste du marxisme révolutionnaire et s’acquiert par là des titres durables à la reconnaissance du prolétariat.
Il assène des coups violents aux possibilistes, qui représentent le courant réformiste le plus important de l’époque. Les possibilistes saluent dans les services publics de l’Etat bourgeois une réalisation socialiste, ils ravalent le socialisme à la conquête pacifique et graduelle des institutions législatives et municipales (Blum et Déat n’ont rien inventé !). « Vous croyez que la bourgeoisie se suicide ? leur lance Guesde. Non, on la suicide ! ».
La bulletin de votre ne dispensera pas du fusil. A la trahison des possibilistes, Guesde répond en 1882, au Congrès de Saint-Etienne, par la scission : « Il n’y a place dans nos rangs pour aucun genre d’opportunisme ! »
L’intransigeance de Guesde au cours de cette période de lutte contre le réformisme demeure un modèle dont nous devons nous inspirer.
La violence révolutionnaire des ouvriers en grève qui, à Decazeville, se débarrassent de l’ingénieur-bourreau Watrin, il l’approuve entièrement, de toute sa vigueur, de toute sa foi. Plus tard, Guesde, malgré certaines faiblesses, a stigmatisé le millerandisme et la collaboration de classe. Il a critiqué âprement le jauressisme, « cet aboutissement dans le domaine économique des principes de 89 », auquel il oppose un 89 ouvrier.
Pourtant, Guesde n’a pas su venir à bout du réformisme : il s’est lui-même enlisé dans ce marais. La dégénérescence politique de Guesde, qui devait amener le champion de la lutte contre le millerandisme au fauteuil ministériel et à la capitulation devant l’impérialisme, comme l’expliquer ? Il faut en chercher les causes aussi bien dans la situation historique de l’époque où il a vécu que dans les traits de Guesde, relevés par Engels, qui correspondent à certaines tendances du mouvement ouvrier de cette époque : son penchant à la phrase révolutionnaire, son impatience, sa surexcitation.
Les fautes de Guesde découlent surtout de son assimilation en partie mécanique des fondements du marxisme.
Le schématisme de Guesde, sa croyance en la « fatalité » du processus historique lui dictent une tactique sectaire à l’égard de la bourgeoisie qu’il considère comme « une masse réactionnaire compacte ». Il sous-estime la force des illusions démocratiques au sein du prolétariat, il méconnaît le rôle des syndicats, une politique fausse à leur égard l’a placé en marge du mouvement syndical. Son sectarisme, sa tactique étroite détachée du flux des événements se manifestent lors de l’agitation boulangiste et de l’affaire Dreyfus.
Les fautes gauchistes de Guesde ont comme corollaire ses fautes de droite : espoirs exagérés dans le suffrage universel et le Parlement, conception de l’Etat « au-dessus des classes », qui ouvre la porte à toutes les abdications, idée opportuniste des tâches du prolétariat envers la paysannerie, position platement réformiste dans le problème de la défense nationale au cours des années qui précèdent la guerre de 1914-1918.
Guesde vieilli, Guesde ministre d’union sacrée, ne s’est plus souvenu du militant révolutionnaire, qui avait livré, sur tous les terrains, le combat le plus acharné à la bourgeoisie, dénoncé le pacifisme bourgeois et la collaboration des classes.
Les S.F.I.O. d’aujourd’hui – ces dignes successeurs des possibilistes, flétris et honnis par Guesde – tenteront d’accaparer sa mémoire. Qu’ils se réclament de sa dégénérescence et de sa mort ! Guesde, cadavre vivant réquisitionné par la bourgeoisie, leur revient.
Guesde lutteur, Guesde porte-parole des masses, Guesde initiateur du marxisme en France malgré ses fautes, appartient à nous, à nous seuls !
Le Parti communiste a recueilli la flamme révolutionnaire de l’ancien Parti ouvrier français. Le drapeau de la révolution prolétarienne, tombé des mains défaillantes et flétries de Guesde, il l’a relevé et le porte, dans le flamboiement de la victoire soviétique, vers les batailles finales et les libérations prochaines !
C’est en nous inspirant dans notre travail quotidien des enseignements de Lénine, en débarrassant le Parti des survivances non marxistes du guesdisme, en nous assignant pour tâche de les démasquer, de les critiquer impitoyablement à la lumière du léninisme, comme le propose dans sa lettre bien connue Staline, que nous commémorons le mieux Jules Guesde – à la bolchevik !
Jean FREVILLE[[Le militant communiste et journaliste Fréville (1895-1971), de son vrai nom Eugène Schkaff, était d’origine ukrainienne. Il était alors journaliste à l’Humanité, et sera bientôt proche collaborateur de Maurice Thorez

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