J’évoquais récemment la position de Pasolini pour lequel le fascisme mussolinien, même s’il l’avait asservie, n’avait pas en fait pénétré l’âme populaire dans sa vérité, alors que le néofascisme de la société capitaliste consumériste avait pénétré la vigoureuse âme populaire et en avait à jamais souillé et stérilisé l’autonomie.
On connaît en effet, sans cesse répétée les dernières années de sa vie et jusqu’à sa mort en novembre 1975, la dénonciation par Pasolini de la nouvelle société capitaliste et de ses effets de nivellement de toutes les masses populaires (ouvrières, sous-prolétaires et paysannes) dans leur façon de voir le monde, dans leur comportement et leur langage, bref, dans le plus intime d’eux mêmes.
Dans ce divorce entre choix politiques (on continue par exemple à voter « à gauche ») et choix existentiels (on participe pleinement de l’idéologie dominante : modèles de consommation, de loisirs, d’éducation, etc.), sans doute pouvons-nous trouver une des clés de la situation actuelle, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe occidentale, et bien entendu "chez nous", où la flamme protestataire, qui pourrait devenir révolutionnaire, est en fait annihilée par la prégnance absolue, et acceptée, de ce nouveau conformisme totalitaire.
Pasolini s’en exprima encore lucidement dans le fameux article paru 24 juin 1974 dans un des plus importants quotidiens italiens, le Corriere della sera, (centre droit). Le texte a été repris dans Écrits corsaires, 1975).
Je le traduis littéralement et j’ajoute quelques explications.
« Le pouvoir sans visage.
Qu’est-ce que la culture d’une nation ? Il est courant de croire, même de la part de personnes cultivées, qu’elle est la culture des scientifiques, des politiques, des professeurs, des lettrés, des cinéastes, etc. : c’est-à-dire la culture de l’intelligentsia. Mais au contraire elle n’est pas cela. Et elle n’est pas non plus la culture de la classe dominante, qui, justement, à travers la lutte des classes, cherche à s’imposer au moins formellement. Et enfin elle n’est pas non plus la culture des classes dominées, c’est-à-dire la culture populaire des ouvriers et des paysans. La culture d’une nation est l’ensemble de toutes ces cultures de classe : elle est la moyenne de toutes. Et elle serait donc abstraite si elle n’était reconnaissable – ou, pour mieux dire, visible – dans le vécu et dans l’existentiel, et si elle n’avait par conséquent une dimension pratique. Pendant des siècles, en Italie, ces cultures ont été distinctes bien qu’historiquement unifiées. Aujourd’hui, - tout à coup quasiment, dans une sorte d’Avent (avènement) – différence et unification historique ont cédé la place à une homologation qui réalise quasi miraculeusement le rêve interclassiste du vieux Pouvoir. À quoi est due cette homologation ? Évidemment à un nouveau pouvoir.
J’écris « Pouvoir » avec un P majuscule – chose que Maurizio Ferrara accuse d’irrationalisme, dans l’Unità (12-6-1974) [1]– seulement parce que sincèrement je ne sais en quoi consiste ce nouveau Pouvoir et qui le représente. Je sais seulement qu’il existe. Je ne le reconnais plus dans le Vatican, ni dans les Puissants Démocrates Chrétiens, ni dans les Forces Armées. Je ne le reconnais plus non plus dans la grande industrie, parce qu’elle n’est plus constituée d’un certain nombre limité de grands industriels : à moi, du moins, elle apparaît plutôt comme un tout (industrialisation totale), et, de plus, comme tout non italien(transnational).
Je connais, aussi parce que je les vois et je les vis, quelques caractéristiques de ce nouveau Pouvoir encore sans visage : par exemple son refus du vieux sanfedisme [2] et du vieux cléricalisme, sa décision d’abandonner l’Église, sa détermination (couronnée de succès) de transformer paysans et sous-prolétaires en petits bourgeois, et surtout sa grande envie, pour ainsi dire cosmique, de réaliser à fond le « Développement » : produire et consommer.
Le portrait-robot de ce visage encore blanc du nouveau Pouvoir lui attribue vaguement des traits « modérés », dus à la tolérance et à une idéologie hédoniste parfaitement autosuffisante ; mais aussi des traits féroces et substantiellement répressifs : la tolérance est de fait fausse, parce qu’en réalité aucun homme n’a dût être aussi normal et conformiste que le consommateur ; et quant à l’hédonisme, il cache évidemment la décision de tout ordonner d’une façon si impitoyable que l’histoire n’en a jamais connue. Donc ce nouveau Pouvoir non encore représenté par quiconque et dû à une « mutation » des classes dominantes, est en réalité - si vraiment nous voulons conserver la vieille terminologie – une forme « totale » de fascisme. Mais ce Pouvoir a aussi « homologué » culturellement l’Italie : il s’agit donc d’une homologation répressive, même si elle est obtenue à travers l’obligation de l’hédonisme et de la joie de vivre. La stratégie de la tension est un symptôme, même (si il est) substantiellement anachronique, de tout cela. [3]
Maurizio Ferrara, dans l’article cité (comme du reste Ferrarrotti, dans Paese Sera, (14-6-1974) [4] m’accuse d’esthétisme. Et par cela il tend à m’exclure, à m’isoler. Admettons : mon optique est peut-être celle d’un « artiste », c’est-à-dire, comme le veut la bonne bourgeoisie, celle d’un fou. Mais par exemple le fait que deux représentants du vieux Pouvoir (qui maintenant pourtant, en réalité, bien qu’en tant qu’interlocuteurs (en disant leur mot), servent le Pouvoir nouveau) se soient fait chanter tour à tour et réciproquement à propos du financement des partis et du cas Montesi [5], peut être aussi une bonne raison de devenir fou : ceci est tellement discréditer une classe dirigeante et une société devant les yeux d’un homme, lui faire perdre le sens de l’à-propos et des limites, le jetant dans un vrai et au sens propre état d’ « anomie ». On peut dire en plus que l’optique des fous est à prendre en sérieuse considération : à moins que l’on veuille être en progrès avancé en tout, sauf sur le problème des fous, en se limitant commodément à s’en détourner.
Il y a des fous qui regardent les visages des gens et leur comportement. Mais non parce qu’épigones du positivisme lombrosien [6] (comme l’insinue rudement Ferrara), mais parce qu’ils connaissent la sémiologie. Ils savent que la culture produit des codes ; que les codes produisent le comportement ; que le comportement est un langage ; et que dans un moment historique dans lequel le langage verbal est entièrement conventionnel et stérilisé (technicisé) le langage du comportement (physique et mimique) assume une importance décisive.
Pour revenir ainsi au début de notre propos, il me semble qu’il y a de bonnes raisons pour soutenir que la culture d’une nation (en l’occurrence l’Italie) est exprimée aujourd’hui surtout à travers le langage du comportement, ou langage physique, plus un certain quantitatif complètement conventionnalisé et extrêmement pauvre – de langage verbal.
Et c’est à un tel niveau de communication linguistique que se manifestent : a) la mutation anthropologique des Italiens ; b) leur complète homologuisation à un modèle unique.
Donc : décider de se faire pousser les cheveux jusqu’aux épaules, ou bien se couper les cheveux et se laisser pousser la moustache (dans une référence "protonovecentesca" [7]) ; décider de se mettre un bandeau en tête ou de s’enfoncer un béret [8] sur les yeux ; décider de se rêver (posséder) une Ferrari ou une Porsche ; suivre attentivement les programmes télévisés ; connaître les titres de quelques best-sellers ; s’habiller avec des pantalons et des tricots despotiquement (avec arrogance) à la mode ; avoir des rapports obsessionnels avec des filles tenues à leur côté jalousement, mais, dans le même temps, en prétendant qu’elles sont "libres", etc. etc. etc. : tout cela, ce sont des actes culturels.
Aujourd’hui, tous les Italiens jeunes accomplissent ces actes identiques, ils ont ce même langage physique, ils sont interchangeables ; chose vieille comme le monde, si limitée à une classe sociale, à une catégorie : mais le fait est que ces actes culturels et ce langage somatique sont interclassistes. Dans une place pleine de jeunes, personne ne pourra plus distinguer, par son corps, un ouvrier d’un étudiant, un fasciste d’un antifasciste ; chose qui était encore possible en 1968.
Les problèmes d’un intellectuel appartenant à l’intelligentsia sont différents de ceux d’un parti et d’un homme politique, même si l’idéologie est la même. Je voudrais que mes actuels contradicteurs de gauche comprennent que je suis à même de me rendre compte que, dans le cas où le Développement subirait un arrêt et s’il y avait une récession, si les Partis de Gauche n’appuyaient pas le pouvoir actuel, l’Italie tout simplement se déferait ; si au contraire le Développement continuait comme il a commencé, serait indubitablement réaliste l’ainsi dit « compromis historique », unique façon de chercher à corriger ce Développement, dans le sens indiqué par Berlinguer [9] dans son rapport au CC du parti communiste (cf. l’Unità, 4-6-1974). Cependant, comme à Maurizio Ferrara ne conviennent pas les « faces » (mines, aspects), à moi ne me revient pas cette manœuvre de pratique politique. Ou plutôt, j’ai, de plus, le devoir d’exercer sur elle ma critique, donquichottesquement et même "extrêmistement" [10]. Quels sont donc mes problèmes ?
En voici un par exemple. Dans l’article qui a suscité cette polémique (Corriere della sera, 10-6-1974) je disais que les responsables réels des massacres de Milan et de Brescia [11] sont le gouvernement et la police italienne : parce que si gouvernement et police avaient voulu, de tels massacres n’auraient pas eu lieu. C’est un lieu commun. Et bien, à ce point je me ferai définitivement rire à mes dépens en disant que responsables de ces massacres nous sommes aussi, progressistes, antifascistes, hommes de gauche. En fait pendant toutes ces années nous n’avons rien fait :
1 ) pour que parler de « Massacre d’État » ne devienne pas un lieu commun, et que tout s’arrête là ;
2 ) (et plus grave) nous n’avons rien fait pour que les fascistes ne soient pas là. Nous les avons seulement condamnés en gratifiant notre conscience avec notre indignation ; et plus forte et pétulante était l’indignation plus tranquille était la conscience. En réalité nous nous sommes comportés à l’égard des fascistes (je parle surtout des jeunes) racistement : nous avons hâtivement et impitoyablement voulu croire qu’ils fussent prédestinés "racistement" à être fascistes, et que face à cette décision de leur destin il n’y avait rien à faire. Et ne nous le cachons pas : nous savions tous, dans notre vraie conscience, que quand un de ces jeunes décidait d’être fasciste, ceci était purement accidentel, fortuit, ce n’était qu’un geste, immotivé et irrationnel : il aurait peut-être suffi d’un mot pour qu’il ne survienne. Mais aucun de nous n’a jamais parlé avec eux ou à eux. Nous les avons tout de suite acceptés comme représentants inévitables du Mal. Alors qu’ils étaient des adolescents et des adolescents de dix-huit ans, qui ne savaient rien de rien, et se sont jetés la tête la première dans l’épouvantable aventure par simple désespoir. Mais nous ne pouvions les distinguer des autres (je ne dis pas des autres extrémistes : mais de tous les autres). C’est cela notre épouvantable justification. Père Zosima (littérature pour littérature !) a immédiatement su distinguer, entre tous ceux qui s’étaient entassés dans sa cellule, Dimitri Karamazov, le parricide. Alors il s’est levé de son petit siège et il est allé se prosterner devant lui. Et il l’a fait (comme il l’aurait dit plus tard au Karamazov plus jeune) parce que Dimitri était destiné à faire la chose la plus horrible et à supporter la plus inhumaine douleur.
Pensez (si vous en avez la force) à ce jeune ou à ces jeunes qui sont allés mettre le bombes dans la place de Brescia. N’y avait-il pas de quoi se lever et aller se prosterner devant eux ? Mais c’étaient des jeunes avec les cheveux longs, ou bien avec les petites moustaches style avant 1900, ils avaient un bandeau sur la tête ou bien un béret descendu sur les yeux, ils étaient pâles et présomptueux, leur problème était de se vêtir à la mode et tous de la même façon, avoir Porsche et Ferrari, ou bien motocyclettes à conduire comme petits archanges idiots avec derrière les filles ornementales, oui, mais modernes, et en faveur du divorce, de la libération de la femme, et en général du développement… Ils étaient en somme des jeunes comme tous les autres. Rien ne les distinguait en aucune façon. Même si nous l’avions voulu nous n’aurions pu aller nous prosterner devant eux. Parce que le vieux fascisme, même à travers la dégénérescence rhétorique, distinguait : tandis que le nouveau fascisme – qui est tout autre chose – ne distingue plus : il n’est pas "humanistiquement" rhétorique, il est américainement pragmatique.
Sa fin est la réorganisation et l’homologation brutalement totalitaire du monde. » [12]