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Barrès et Montaigne

lundi 28 décembre 2020, par René Merle

Barrès à Tolède

Quand l’antisémitisme suinte du souvenir de voyage

J’ai évoqué dans deux billets précédents la figure de Maurice Barrès, chantre du nationalisme français, et, selon Aragon, maître de la phrase française.
Maurice Barrès, dont l’antisémitisme virulent n’a pas découragé ses admirateurs (de droite et parfois de gauche) s’en prit frontalement à Montaigne dans une note de son ouvrage Gréco ou le voyage de Tolède, Paris, Émile Paul, 1911.
L’ouvrage est réédité dès l’année suivant, avec un titre modifié : Gréco ou le Secret de Tolède, Paris, Émile Paul, 1912. Cette édition de 1912 a servi de base aux rééditions ultérieures.

À cette occasion, le peintre espagnol Ignacio Zuloaga (futur partisan du franquisme) lui dédia ce tableau (1913) représentant l’écrivain devant la ville qu’il chante.
Tout au long des belles pages qu’il consacre à Tolède, où il séjourne, Barrès croit reconnaître la marque sémite (arabe et juive) sur les visages de bien des austères catholiques de Tolède.
« En regardant ces visages qui passent et repassent sur la place, on se rappelle qu’après le retour des Rois Catholiques et le départ des princes maures, le fond de la population restait arabe et juif, au point que sans l’effort constant de l’administration ecclésiastique [1], Tolède fût de son propre poids retournée au Coran et à la Bible.
Dans cette ville de nécromanciens et de la Kabbale, les grands intellectuels d’Israël avait recueilli et commentaient l’héritage de la Judée, de la Babylonie et du Nord de l’Afrique. Tel fut l’éclat de leur science que le nom de Tolède éveille, dans la conscience du peuple dispersé, des souvenirs aussi puissants que Tibériade et Jérusalem. Ils parcouraient la terre et la mer pour visiter toutes les communautés, depuis la Provence et le Languedoc, jusqu’à l’Égypte. Ils critiquaient les idées des chrétiens, ou mieux, les idées des hommes du Nord, et parce qu’elles contrarient leur façon héréditaire de sentir, ils enseignaient qu’elles contredisent la raison (6). Ces hommes inquiets, à l’esprit subtil, également doués pour les finances et le philosophie, avaient les sœurs les plus attrayantes, qui dans leur jeunesse respiraient toutes les séductions du Cantique des Cantiques.
 »
Et voici la note (6) telle que la donne l’édition de 1912 :
« On pourrait méditer ce fait, avancé par quelques-uns, que la mère de Montaigne, Antoinette de Pouppes ou Antoinette Popez [2], descendait de ces grands Juifs tolédans. Elle est, dit-on, une Juive portugaise, une fille de ces Juifs portugais qui se tiennent pour une aristocratie parce qu’ils sont expulsés d’Espagne. Mais qu’y a-t-il là de certain ? Ce ne sont que des conjonctures excitantes [3]. Après réflexions, j’efface une note que j’avais mise ici, trop à la légère, dans une édition précédente. Je prétendais reconnaître dans Montaigne « un étranger qui n’a pas nos préjugés ». J’osais dire qu’ « avec une éducation plus solide et une formation aristocratique, Montaigne, c’est au fond le tempérament d’Henri Heine » [4]. Toutes ces affirmations sont trop aventureuses. Il y a là un problème que je ne suis pas en droit de résoudre contre un grand écrivain français. »
Ainsi, le chantre de l’âme et de la race française, (qui martelait que le vrai Français trouve son identité dans le lien à « son » sol et à « ses » morts), a humé en Montaigne le poids d’une hérédité qui ne procède en rien de la francitude : par là s’expliqueraient son ondoiement, son relativisme, son scepticisme, bref, le dévoiement de « notre » conscience nationale que porterait le Bordelais.
Au vu des réactions de ses amis lettrés, Barrès avait senti qu’il y était allé un peu trop fort en 1911. D’où sa correction de 1912, correction qui en fait reprend et confirme sa thèse de l’indélébile marque juive, chromosomiquement à jamais étrangère à notre identité.
Le fin lettré, l’académicien, le « Patriote », préparait ainsi en douceur (qu’on le veuille ou non) les esprits à l’ignominie à venir, et notamment au Bordeaux de Maurice Papon.

Notes

[1Bel euphémisme, quand on sait ce que fut l’Inquisition !

[2En fait de Louppes ou de Lopez ; cette chrétienne (que l’on dit huguenote) était effectivement descendante de marchands juifs d’origine ibérique

[3Qu’aurait-écrit Barrès s’il avait su que Pierre Eyquem, père de Montaigne, était lui aussi fils d’une de ces familles commerçantes bordelaises d’origine portugaise, et pour la plupart juive !

[4Fixé en France sous la Monarchie de Juillet, le poète démocrate fut constamment attaqué sur ses origines juives

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