Lecteur à la fois circonspect et enthousiaste d’Aragon, je me penche toujours avec tendresse et précaution sur ce jeune homme (né en 1897) que l’on envoya comme tant d’autres dans la boucherie des tranchées, et qui n’en sortit pas avec la vénération de l’uniforme :
« Vers mai 1919, comme j’attendais avec quelque hâte le droit de ne plus m’habiller comme un singe »… écrira-t-il de retour à la vie civile [1].
Mais l’uniforme est une chose, et autre chose la guerre, dans laquelle on est jeté, et malgré soi adopté et transmuté.
En témoigne, par exemple, un de ces magnifiques billets qu’Aragon donna dès la naissance de la revue à Littérature, n°15, juillet août 1920 (billet que j’avais déjà placé dans la série d’articles sur Aragon de mon précédent blog), à propos du « livre de guerre » de son ami Drieu la Rochelle, tout jeune ancien combattant lui aussi :
« Pierre Drieu La Rochelle : Fond de cantine.
Nous avons aimé la guerre comme une négresse. A combien l’émotion ? Les enchères ouvertes se sont refermées, mâchoires, sur quelques-uns d’entre nous, nous ne regretterons jamais assez un état d’exception. Je sacrifie volontiers l’humanité à l’épouvante. Le soleil de la peur est un punch incomparable. La guerre, malgré les petits mortels, a la grandeur du vent.
Dans le désordre des lumières, un garçon se déroule du sommeil. Il n’y a pas beaucoup de place au monde pour dormir. Assez drôle, tout ce bruit. Il vaut mieux tuer ou rire que crier ou mourir. Ce qu’on dit sonne bizarrement au petit matin des attaques. On croirait que ça rime. La gaucherie des hommes fait fuir les moineaux. Tiens : encore quelques mots de cassés. Plus on va, plus on aime les plaisirs de la terre, cette sacrée noix de malheur. L’autorité, entre autres, se satisfait auprès des femmes, fraîcheurs passagères, haltes, menthes à l’eau. On apprend peu à peu à nommer chacun par son nom. C’est curieux la chose de vivre. »
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