La Seyne sur Mer

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André Breton, les Mayas

mardi 29 décembre 2020, par René Merle

Un extrait de André Breton, "Flagrant délit", Pauvert, 1964.

Ce blog va être en repos une paire de jours. Je vous quitte provisoirement sur ce beau texte d’André Breton.

Breton assiste à une conférence accompagnée de projections sur les temples mayas, dont l’un vient à peine d’être dégagé de l’épaisse forêt par le « découvreur », M.Healey.

" Je revois le guide indien énigmatiquement adossé à cette « ruine » qui, à l’instant même où elle se dévoile, éclipse en fraîcheur tout ce qui peut se construire sous nos yeux. L’heure est venue où le profane – M. Healey, chacun de nous – va y pénétrer , où, le faisceau de soleil brusquement débandé par places, l’intérieur de l’édifice va déceler à l’arrivant les splendides statuettes maya, qui, examinées au grand jour, s’avèreront à peine moins chair que terre. J’insiste sur cet instant qui me paraît crucial. Jusqu’à lui, en effet, si nous sommes privés de la contemplation de ces merveilles, l’Indien, lui, n’a pas perdu le chemin qui meut vers elles. Ce chemin qui mène aux temples cachés n’est pas seulement celui, aussitôt effacé, que décrit sa marche dans les hautes herbes. C’est aussi un chemin « spirituel » dont la réalité est attestée par la présence, dans la demeure de tout Indien Lacandon, de ces coupes d’usage votif dont l’une abrite un petit dieu de jade précolombien provenant d’un des temples, ou, à la rigueur, un substitut de ce dieu. Quelle que soit depuis la conquête la dégénérescence du culte ancestral, tout porte à croire que le secret de ce culte ne lui est pas intégralement dérobé. Secret profond et dans une grande mesure inviolable, du fait qu’il est fondé sur la persistance de la foi. Tout ce qui peut s’entreprendre d’extérieur pour élucider une telle foi, non seulement ne saurait prévaloir contre elle, mais encore ne peut suppléer à l’absence de contact vital avec une cérémonie ou une œuvre plastique que cette foi a engendrée ? Du dehors tout ce qui est permis est de faire valoir les droits de la connaissance – connaissance encore une fois toute relative – ou, ce qui me paraît à coup sûr moins vain, de se maintenir en posture d’apprécier sous toutes ses formes la beauté. La beauté est, dans ce domaine, le grand refuge. Ile où s’éveillent, où jouent de leur pouvoir fascinateur toutes les séductions, mais île flottante en diable, dont le tracé n’a pu être relevé sur aucune carte. La plupart de ceux qui en parlent ne la connaissent que par ouï-dire. Beaucoup de ceux qui se vantent d’y avoir abordé ont confondu : comment s’y fussent-ils hissés avec leurs bagages, dont un « savoir goûter » livresque à lui seul presque écrasant ? Ils croient avoir traversé le miroir, quand les voilà butés sur une haie de perroquets.
Il n’est rien, en présence d’un spectacle naturel aussi bien que d’une œuvre accomplie par l’homme, qui puisse remédier à l’absence ou à la perte du sentiment de la beauté. Lui seul est capable de nous concilier ce qui dépasse notre entendement – l’aile d’un papillon, le ciel étoilé – comme, instantanément, de faire pont de ce qui nous sollicite aujourd’hui à ce qui put requérir un être semblable à nous, il y a des centaines ou des milliers d’années.
J’ai beau savoir qu’il est chasseur, que tout peut-être obtenu de lui par l’appât d’un fusil et de poudre, cet Indien me trouble, qui guide une première fois un étranger vers le sanctuaire. Si bien intentionné soit-il, M.Healey n’évitera pas, sa découverte une fois publiée – et comment un homme la garderait-il pour lui ? – que des missions scientifiques prennent possession de ces lieux préservés jusqu’à nous de toute souillure, en attendant que les avions américains y déversent leurs cargaisons de touristes congénitalement blasés. Un vent de désaffection rampe au bas de l’image ; tôt ou tard les fresques de Bonampak auront à subir le patient, l’interminable défilé des ahuris. Les pièces de céramique aisément transportables qui – comme les fruits sur l’arbre – se présentent sur l’écran recouvertes d’un duvet seront allées moisir dans les musées si, au mépris de tout ce qui devait les dignifier à jamais, elles ne sont pas devenues, sur la base du cynique compromis passé entre vendeurs et acheteurs presque toujours revendeurs, pure et simple marchandise internationale. Il n’en va pas très différemment du sort réservé à ces pièces et de celui qui est fait à un petit nombre d’œuvres issues d’un passé beaucoup moins lointain, très précisément celles auxquelles la sensibilité moderne attache le plus de prix. Ce n’est pas sans doute un hasard si ces œuvres bénéficient d’une aura exceptionnelle ; elles sont telles qu’elles laissent toutes marges à l’interprétation. Cette aura est tout à fait de l’ordre des impondérables qui miroitent autour des belles pièces précolombiennes surgissant de la fouille. Elle ne les défend pas beaucoup mieux qu’eux des manipulations grossières et des calculs sordides. Il est heureusement des yeux pour qui cette aura ne se dissipe jamais, mais ils sont rares. N’en déplaise aux analystes forcenés, ceux qui sont doués de ces yeux savent que toute spéculation autour d’une œuvre est plus ou moins stérile, du moment qu’elle ne nous livre rien de l’essentiel : à savoir le secret de la puissance d’attraction que cette œuvre exerce. C’est ce que n’a aucunement compris M.Sartre s’avisant de nous présenter son « Baudelaire ». La vertu d’une œuvre ne se manifeste que très secondairement dans les plus ou moins savantes exégèses auxquelles elle donne lieu, elle réside avant tout dans l’adhésion passionnée qu’en nombre sans cesse croissant lui marquent d’emblée les jeunes esprits. Ce qui compte selon moi, et rien d’autre, c’est cet instant décisif de l’approche où la vie, telle qu’elle était conçue jusque-là, change de sens, s’éclaire brusquement d’un nouveau jour. La connaissance proprement dite, tout au moins la connaissance approfondie, a peu de place dans les plaisirs inéprouvés qui entraînent en retour ce don de soi-même. Au départ il ne s’agit pas de comprendre mais bien d’aimer. Du moins toutes les lacunes de compréhension sont-elles sans importance, à supposer qu’elles ne soient pas les bienvenues pour que s’y épanchent sans obstacle les rayons du cœur, comme les clairières dans les bois.
Je ne prêche pas ici l’inintelligibilité. Je dis que le besoin de comprendre est limité en nous comme le reste, ne serait-ce que par l’effort auquel il nous astreint. Il se peut aussi qu’il existe dans l’inconscient humain une tendance à honorer les êtres et les choses en raison inverse de la proximité où, par quelque côté que ce soit, nous nous sentons par rapport à eux : ainsi l’Indien Hopi de l’Arizona, qui n’a que rudoiements et coups pour le chien et pour l’âne, bêtes familières, place le crotale au cœur du sacré ; ainsi le bestiaire surréaliste, sur toutes les autres espèces, accorde la prééminence à des types hors série, d’aspect aberrant ou fin de règne comme l’ornithorynque, la mante religieuse ou le tamanoir. Enfin il y a toujours un coin du voile qui demande expressément à ne pas être levé ; quoi qu’en pensent les imbéciles, c’est là la condition même de l’enchantement.
Tu ne connaîtras jamais bien
les
Mayas
tels sont les mots quelque peu sybillins eux-mêmes sur lesquels s’achève la « Lettre-Océan » de Guillaume Apollinaire. Ils font la part de l’énigme dans l’émotion que nous donne l’œuvre d’art, part dans laquelle, bon gré, mal gré, il faut reconnaître la part du lion, - en l’occurrence du lion-homme ou femme-aigle - la part du sphinx.
Aussi bien pourrait-on dire, avec la même nuance de regret atténué par le pressentiment obscur de la nécessité qui veut que la nuit seule enfante le jour, et que l’ombre, sous peine de l’amener à s’éteindre, ne peut céder à la lumière, aussi bien pourrait-on dire à qui se penche sur son œuvre et sur sa vie avec l’intention d’en épuiser le sens : Tu ne connaîtras jamais bien Rimbaud."

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