La Seyne sur Mer

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Engels, le prolétariat anglais et le suffrage universel

mardi 29 décembre 2020, par René Merle

Engels éclaireur de Marx. Ou du prolétariat démiurge

Si les journées de Juin 1848 ont marqué la défaite d’une classe ouvrière française embryonnaire, à peine dégagée de l’atelier et extrêmement minoritaire dans un peuple de paysans et d’artisans, c’est une tout autre réalité que rencontrera Marx en Angleterre où il décide de vivre après son expulsion de Paris en mai 1849. La Grande Bretagne est désormais la première puissance industrielle capitaliste, où la grande industrie en plein développement, est dévoreuse de main-d’œuvre (et notamment par millions ruraux chassés de leurs terres, et Irlandais).
Engels, combattant de la Révolution allemande, rejoint son ami après l’écrasement de celle-ci, dans l’été 1849. Mais alors que Marx connaît à Londres les affres de la vie de l’exilé sans ressources, Engels va travailler à Manchester dans l’entreprise commerciale où son père, riche usinier allemand, avait des intérêts. On sait combien l’aide matérielle d’Engels sera précieuse à Marx et sa famille.
Le jeune Engels (né en 1820) avait déjà travaillé deux ans (1842-1844) dans l’entreprise familiale de Manchester. C’est là qu’il découvre à la fois la misère effroyable du prolétariat britannique et l’action du mouvement chartiste en faveur de l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière et de l’avènement du suffrage universel (masculin). Il envoie aussitôt des articles au journal démocrate allemand Rheinische Zeitung (la Gazette rhénane), dont la brève existence (janvier 1842-avril 1843) est étouffée par le gouvernement prussien. Marx en est le rédacteur à partir d’octobre 1842. Engels y présente le mouvement chartiste, commente l’échec de la tentative de grève générale d’août 1842, souligne que le prolétariat industriel est désormais largement majoritaire dans la population anglaise, et que de la prise de conscience en gestation de cette suprématie potentielle dépend l’avenir : le mouvement chartiste lui apparaît comme promesse de la constitution du prolétariat en classe consciente d’elle-même, et en parti. La Grande-Bretagne est grosse d’une révolution sociale dont nul ne sait si elle sera pacifique, comme le veulent les chartistes, ou violente.
De retour en Allemagne, Engels y publie en 1845 Die Lage der arbeitenden Klasse in England, "La Situation de la classe ouvrière en Angleterre". Ouvrage fondamental qui, à la différence des nombreuses études publiées alors sur la conditions ouvrière, ne s’en tient pas à une condamnation des « méchants patrons », mais initie une véritable critique économique de la société capitaliste, génératrice automatique de l’égoïsme et de la rapacité de classe. Le jeune Marx en fera son miel.

Quelles perspectives pour cette classe ouvrière désormais largement majoritaire dans une population anglaise en pleine expansion démographique ? La revendication chartiste du suffrage universel masculin apparaît décisive à Engels.

En mars 1850, Engels donnait à la publication chartiste The Democratic Review une article sur la lutte pour la limitation de la journée de travail, effroyablement longue : « The Ten Hours Question ». Il y affirme que le prolétariat ne peut obtenir satisfaction que par sa propre action, et déjà en conquérant le pouvoir politique grâce au suffrage universel qui lui permettra d’obtenir la majorité à la Chambre des Communes. [1]

Peu après, il reprend, modifie et développe quelque peu cet article dans la revue en allemand qu’il publie avec Marx : Neue Rheinische Zeitung. Politisch-Ökonomische Revue No. 4, 1850 : "La question des Dix heures".
Il y affirme que le rétablissement du bill des dix heures n’avait de sens « que sous la règne du suffrage universel, et le suffrage universel, dans l’Angleterre habitée aux deux tiers par des prolétaires industriels, c’est le règne exclusif de la classe ouvrière, avec toutes les transformations révolutionnaires des conditions sociales qui en sont inséparables.

Marx reprendra ce thème dans un des articles (alimentaires mais engagés) qu’il commence à donner en 1852 au journal démocratique américain New York Daily Tribune (25 août 1852) : " Free Trade and the Chartists". [2]
« Mais suffrage universel est synonyme de pouvoir politique pour la classe ouvrière d’Angleterre où les prolétaires forment la grande majorité de la population, où, dans une longue guerre civile, menée pourtant souterrainement, ils sont acquis la claire conscience de leur situation en tant que classe, où même les districts ruraux ne connaissent plus de paysans, mais seulement des seigneurs de la terre, des entrepreneurs capitalistes (fermiers) et des travailleurs salariés. La conquête du suffrage général en Angleterre serait par conséquent une réforme qui mériterait d’être qualifiée de socialiste plus que toute autre mesure honorée de ce nom sur le continent.
Son résultat inévitable est la suprématie politique de la classe ouvrière. »

Donc clairement, Engels et son ami, envisagent que le suffrage universel, légalement acquis et exercé, puisse devenir l’agent de la suprématie de la classe ouvrière. Ce qui éclaire d’un autre jour les écrits d’Engels en 1895, qui sont souvent présentés comme une conversion du compagnon de Marx à la légalité sociale-démocrate.

Mais ce serait oublier la condition non seulement suffisante, mais nécessaire, que Engels ajoutait à son constat de 1842-1850 : Le suffrage universel ne peut devenir l’agent de la suprématie de la classe ouvrière que si celle-ci s’est dotée non seulement d’une conscience de classe, mais encore et surtout de la conscience d’une mission révolutionnaire émancipatrice.
Je reviendrai sur le lien que Marx fera entre l’action revendicative quotidienne et l’avènement de cette conscience.

Notes

[1" The working classes will have learned by experience that no lasting benefit whatever can be obtained for them by others, but that they must obtain it themselves by conquering, first of all, political power. They must see now that under no circumstances have they any guarantee for bettering their social position unless by Universal Suffrage, which would enable them to seat a Majority of Working Men in the House of Commons."

[2But Universal Suffrage a is the equivalent for political power for the working class of England, where the proletariat forms the large majority of the population, where, in a long, though underground civil war, it has gained a clear consciousness of its position as a class, and where even the rural districts know no longer any peasants, but only landlords, industrial capitalists (farmers) and hired laborers. The carrying of Universal Suffrage in England would, therefore, be a far more socialistic measure than anything which has been honored with that name on the Continent. Its inevitable result, here, is the political supremacy of the working class.

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