Je viens de me replonger dans La Traversée des frontières, Seuil, 2004, où Jean-Pierre Vernant [1914-2007] entrelace ses réflexions sur l’engagement, sur la Résistance, sur la vérité historique, et sur la Grèce antique à laquelle il a consacré tant d’années. Et comme lors de mes précédentes lectures, j’ai focalisé sur les lignes suivantes :
« La Grèce au IXe siècle est encore une Grèce où il n’y a pas d’écriture véritablement développée. Or toute société doit avoir des racines, un passé pour maintenir son identité. Pour les Grecs de ce temps, qui n’ont pas d’écrits, pas d’archives, lors d’un mariage ou d’une naissance il n’y a aucune déclaration, la mémoire sociale est assurée par une personne, le mnèmon, celui qui se souvient, qui doit emmagasiner dans sa tête tout le savoir permettant à chacun de connaître son identité, qui est son père, qui sont ses grands-parents et au-delà, les généalogies, mais aussi les limites de son terrain. En même temps, il faut que ce groupe ait en commun un certain nombre de choses connues, de valeurs, d’images du monde, de conceptions de soi, de traditions intellectuelles et spirituelles : ce sont les aèdes, les chanteurs, qui en ont la charge. Ils sont inspirés par une divinité que les Grecs appellent Mnèmosunè, Mémoire. La mémoire est divinisée dans la mesure où il n’y a pas d’écrits pour tenir le registre de ce que les anthropologues dénomment le « savoir partagé ». Cette mémoire, c’est le chant des poètes, la tradition de l’Iliade et de l’Odyssée, des Chants cypriens et de beaucoup d’autres histoires encore. C’est ce qui constitue les racines du groupe et ce qu’au Ve, au IVe siècle, et encore à l’époque hellénistique, les petits Grecs vont apprendre par cœur et sauront. […] Tout cela formait le fonds commun intellectuel et spirituel de tous les Grecs, qui était d’une certaine façon plus vivant, plus actuel qu’eux-mêmes. »
Comment ne pas penser qu’aujourd’hui, malgré l’immensité des techniques de conservation des histoires et des expériences humaines, notre peuple (de plus en plus sans mémoire malgré l’avalanche de commémorations médiatiques) aurait besoin d’une Mnèmosunè qui le situe dans son cheminement historique, non pas une mémoire d’État comme en a connu l’école publique de la Troisième République, - mémoire sélective, reconstructrice d’histoire et formateuse du « bon » citoyen conformiste -, mais une mémoire totale qui enfin confronterait notre présent sans souvenirs vrais à la complexité et à la richesse des choix de notre passé, et donc qui ouvrirait de bons chemins à l’avenir…
Mais il est vrai aussi que les événements de ces deux derniers mois ont fait ressurgir spontanément, depuis l’inconscient collectif, le souvenir d’un temps où l’on prit la Bastille et où on chassa le Roi des Tuileries…
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