Montaigne considérait les voyages comme un moyen « pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d’autruy » (Essais I. XXVI), et il avait sans doute bien raison. Mais il est évident que sa conception du voyage, tel celui de plusieurs mois qu’il effectuera en Europe, n’avait rien à voir avec l’immédiateté des voyages contemporains, qu’ils soient en avion ou en bateau.
Je ne sais ce qu’il dirait s’il voyait comme moi, de ma fenêtre, (longtemps abonnée aux seuls gris bâtiments de la Marine nationale), la lente et irrésistible invasion des navires de croisières, de plus en plus monumentaux (et accessoirement méchants pollueurs de l’eau et de l’air).
Je n’ai jamais eu, même pas pour répondre à une question d’itinéraire urbain de ces touristes - (car leurs smartphones leur suffisent pour trouver leur chemin) -, à frotter et limer ma cervelle avec celle de ces nouveaux venus rencontrés en grappes britanniques ou italiennes, voire espagnoles, sur le marché affiché « marché provençal » (comme s’il pouvait être autre chose), ou, dépaysement du dépaysement (!), dans la galerie marchande passe partout du centre ville (le sucre sur les poires : aller ailleurs pour voir la même chose)… Pas plus que je ne suis dans l’échange avec les groupes japonais à couvre-chefs spécifiques ou avec les groupes chinois à la robustesse affirmée.
Pas d’ironie facile. Négligeons donc Européens et autres Asiatiques. Mais, pour nous en tenir à mes compatriotes, par ce temps où voyager par saccades, - un week-end prolongé improvisé selon les offres d’internet (où serai-je ce soir ? Londres, Lisbonne ou Athènes ?), ou une semaine de croisière low-cost en Méditerranée et enfoncer un peu plus dans l’eau les pilotis de Venise -, weekender (si j’ose ce néologisme) ou voyager court est devenu une liberté de celui que les Italiens appelaient jadis « l’uomo qualunque », l’homme quelconque, vous et moi.
À quoi bon revenir là-dessus. Et l’on peut dire aux donneurs de leçons (j’en suis sans doute à ma façon), que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre… La vie est courte, et le plaisir du voyage, même aliéné, n’est en rien à dédaigner, même si, pour mon compte, et par force, les voyages seront plutôt en chambre.
Mais revenir là-dessus quand même, seulement pour dire que la société capitaliste ne sera jamais en reste pour intégrer dans les divertissements de tous ordres, et ainsi anesthésier, ceux qui, à des titres divers, sont loin d’être bénéficiaires de l’Ordre social…