À partir de l’épisode révolutionnaire, j’ai souvent focalisé sur les rapports entre aile « modérée » et aile « radicale » dans le processus progressiste historique, disons « la gauche », pour aller vite.
Il me semble, et j’enfonce ici une porte ouverte, que ces deux orientations, même si elles peuvent apparaître tenir à des différences de personnes, de tempéraments, d’analyses, de tactiques, sont en définitive déterminées par des intérêts de classe.
Alors que la grande espérance du Tiers-État - l’avènement d’un nouveau régime politique - avait uni la grande bourgeoisie marchande, la petite bourgeoisie des avocats et autres gens de robe, les artisans, la plèbe ouvrière, et surtout l’immense masse des paysans, c’est bien la seule force paysanne, autonome et violente, qui, dans son grand mouvement de l’été 1789, (repris en 1792), balayant les hésitations de la bourgeoisie des lumières, grande ou petite, mettra à bas définitivement le régime féodal terrien. Quitte ensuite, satisfaction obtenue en réalité ou en perspective, à verser dans un nouveau conservatisme, celui de la pleine propriété enfin obtenue.
Ainsi, sous la Révolution encore, c’est en s’appuyant sur le mouvement « sans culotte » plébéien urbain que la bourgeoisie démocratique montagnarde, « radicale », liquidera la bourgeoisie girondine « modérée », puis sauvera (provisoirement) la République en danger, à l’intérieur et aux frontières. Mais quand les « Bras nus » exigeront l’avènement d’un régime d’égalité où les petits producteurs pourraient jouir de leur travail sans subir la tutelle des « Gros », la bourgeoisie montagnarde, n’hésitera pas (pas plus qu’auparavant la bourgeoisie girondine) à sacrifier ces « enragés » sur l’autel de la révolution bourgeoise. Robespierre paiera cher ce gel de la Constitution de 1793 et d’une espérance populaire…
Tout en luttant ensemble pour détruire l’Ancien Régime, les représentants les plus actifs et/ou les plus conscients des diverses couches sociales constituant l’ancien Tiers Etat défendaient des intérêts parfois contradictoires. « Modérantisme » et « radicalisme » ? Girondins « modérés » et Montagnards « radicaux » se retrouvaient parfaitement, in fine, dans l’effroi devant l’incarnation du rousseauisme démocratique. Leur refus viscéral des atteintes étatiques à la propriété et à la libre entreprise capitaliste ne procédait pas d’un modérantisme dans le processus révolutionnaire, car, socialement et économiquement, les intérêts de la nouvelle bourgeoisie et ceux du peuple urbain d’Ancien Régime n’allaient pas dans le même sens. Et donc, leurs engagements dans le mouvement révolutionnaire étaient différents, et non sur la même ligne mais avec des vitesses différentes.
De même, sur le long terme de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, alors que le mouvement républicain petit bourgeois se nourrissait des fermentations démocratiques de l’artisanat et des étudiants, la lente genèse d’un mouvement ouvrier républicain (il avait tout intérêt à l’avènement de la République et d’une vie politique démocratique), mais de plus en plus fermement autonome, sera vécu par les républicains petits bourgeois comme une trahison. Car si les militants républicains petits bourgeois rêvaient de la république démocratique, les militants républicains ouvriers rêvaient de la république démocratique et sociale. Et la seconde n’était pas automatiquement la prolongation de la première dans un même processus. L’avènement de la République, en 1848 et en 1871, en témoignera.
On sait comment à deux reprises, en juin 1848 et en mai 1871, les républicains petits bourgeois, unis aux conservateurs par la peur sociale, écraseront dans le sang l’espérance de la république sociale. Là encore, plus que de modérantisme et de radicalisme, c’est bien de deux lignes, de deux conceptions de la société, de deux intérêts de classe qu’il s’agissait.
Les démocrates-socialistes, héritiers de la tradition républicaine avancée, paieront le prix de cette répression dans leur isolement de 1851. Les républicains avancés d’après 1871 ne voudront pas repayer ce prix après l’écrasement de la Commune.
Car, avec la Troisième République, le choc de classe frontal et sanglant faisait place à des rapports différents, modulés par la nouvelle vie électorale. On verra alors apparaître, « à gauche », des alliances et des affrontements inédits. Bloc républicain contre le conservatisme réactionnaire, le revival monarchiste, le césarisme menaçant, le cléricalisme oppressant. Mais bloc fissuré par l’antagonisme entre « opportunistes », prudemment réformateurs politiques, et « radicaux » politiquement bien plus exigeants. Ainsi prenait forme une tendance persistante de la vie politique française : l’existence à la gauche de la gauche d’un ferment pour « une vraie politique de gauche », poussant aux fesses les « modérés », voire les affrontant, mais ne désertant pas le combat contre l’ennemi commun, la réaction conservatrice et cléricale. Ce qui se traduisait électoralement par la tactique bien connue : « Au premier tour on se compte, au second tour on se rassemble ».
Mais quand, dix ans après l’écrasement de la Commune, renaissaient et s’organisaient les chapelles ouvrières socialistes, la nouveauté, dont il faut bien mesurer quel pavé dans la mare politique elle représentait, fut l’apparition du Parti ouvrier. Alors qu’au sein du mouvement socialiste renaissant, les « réalistes », « possibilistes », « broussistes », pensaient que l’intérêt des travailleurs était de sacrifier l’espérance révolutionnaire à la conquête patiente de nouveaux droits, - et, partant, de s’inscrire dans une stratégie d’alliance avec les courants petits-bourgeois structurés dans le mouvement radical, - le Parti Ouvrier affirme en 1882 sa totale autonomie de classe, distincte du républicanisme petit bourgeois et non subordonnée à lui. République, oui, République démocratique oui, mais République sociale, dont la réalisation ne pourrait être le fait que des producteurs eux-mêmes, ouvriers et paysans travailleurs.
On comprend mieux la grande fureur du monde politique républicain, bourgeois ou petit bourgeois, pour lequel l’affirmation d’une force socialiste autonome et révolutionnaire, échappant à son hégémonie, ne pouvait à nouveau qu’être reçue comme une trahison.
On comprend mieux aussi comment, par la concession mesurée de réformes sociales (Bismarck fera mieux et plus tôt en Allemagne), par l’apprentissage de la vie démocratique où la protestation par l’urne remplace la protestation par le fusil, par la généralisation de l’école d’état, par la diffusion de la grande presse populaire, par le dressage du service militaire, est mis en œuvre corrélativement un apprivoisement des « classes dangereuses » de la ville et des champs aux valeurs de la nouvelle bourgeoisie républicaine patriote. La conscience de classe se diluait dans une conscience « de gauche » sans véritable radicalité sociale et dans une intégration aux modes de vie et de pensée dominants.
La proclamation d’autonomie du Parti Ouvrier ne pouvait que se heurter à cette nouvelle donne, et en définitive s’incliner devant elle, même si, formellement, sa spécificité était maintenue, à tout le moins jusqu’à l’unification organique avec les « possibilistes » et les disciples de Jaurès dans la SFIO, en 1905.
Le revival actuel de la pensée Jaurès, dont, contradictoirement, chaque courant de la gauche et de la gauche de la gauche se couvre et se justifie aujourd’hui, n’est pas sans étonner en ces temps d’incertitude.
Faut-il rappeler que le jauressisme procéda, à partir des années 1890, d’une réconciliation entre un tenace réformisme réaliste et la perspective maintenue d’une société socialiste ? Comme il procéda, à avec l’affaire Dreyfus et l’avènement du Bloc des Gauches, de l’abandon du cavalier seul socialiste : le parti socialiste rentrait dans le rang et devenait lentement un élément du républicanisme démocratique, où il maintenait la spécificité d’un véritable engagement social.
La querelle sur la participation à un gouvernement républicain « bourgeois », allait se régler définitivement avec l’Union sacrée, et l’entrée de Guesde ( !) au gouvernement.
Dorénavant, le processus de maturation démocratique vers une société socialiste, cher à Jaurès, allait se muter en « gestion loyale » d’un capitalisme dans les rouages duquel les socialistes souhaitent verser l’huile de la réforme. Au gré des congrès et des motions, et jusqu’à aujourd’hui, il sera toujours question de « modérés » et de « radicaux », mais ces oppositions de façade, pour sincères qu’elles soient, ne peuvent cacher l’unicité du processus : intégration politique du socialisme à la nouvelle donne capitaliste, intégration des travailleurs à l’idéologie dominante.
Jusqu’à présent, les formations politiques subsistant ou renaissant à la gauche du parti socialiste n’ont fait qu’avaliser le processus, en adjurant les dirigeants socialistes de faire enfin, vraiment, une politique « de gauche », comme si cela était dans leur nature et dans leurs objectifs… Adjuration sans illusions, sans doute, mais soutenue par la conviction que nombre d’électeurs et de militants socialistes sont sur une autre longueur d’onde que leurs dirigeants. Affaire à suivre.