On lit dans le quotidien de sensibilité communiste Ce soir (2 janvier 1945) cet article d’Aragon :
« J’allais écrire un article pour la nouvelle année quand la nouvelle nous est parvenue qui nous frappe en plein cœur : Romain Rolland n’est plus. À Vézelay, où il s’était retiré, et où il venait de retourner d’un voyage à Paris pendant lequel je l’aurai donc vu pour la dernière fois. Il s’est éteint le samedi 30 décembre, vers le soir. Il allait avoir 79 ans.
Romain Rolland n’est plus. Pour les hommes de ma génération, pour nos ainés, quelle résonance a cet événement jusqu’au fond de notre jeunesse ! Romain Rolland, c’était d’abord l’auteur de ce grand roman de Jean-Christophe, qui dénonçait le cloaque de la Foire sur la Place et nous révélait la France secrète, la grandeur et la beauté de notre pays. Jean-Christophe, c’était, aux antipodes du travestissement maurrassien de nos traditions, la véritable continuité de la France rendue sensible [1]. C’était aussi la volonté de paix française à la veille du drame de 1914, le plus grand effort français de compréhension de l’Allemagne.
A cet égard, Jean-Christophe, ce roman de l’intelligence française, joue le rôle dans l’histoire de notre littérature de la magnifique « déclaration de paix au monde » que lançait Hugo quatre années à peine avant la guerre de 1870.
Pendant la guerre de 1914-1918, Rolland, qui était un compagnon de jeunesse de Péguy, l’un des collaborateurs de ses Cahiers de la Quinzaine, alors que Péguy mourait tué par les balles allemandes, essayait dramatiquement de maintenir la sécurité de la pensée Au-dessus de la mêlée, comme il intitulait sa protestation contre le massacre. Titulaire du Prix Nobel, jouissant d’un prestige international sans équivalent, correspondant de Léon Tolstoï, ami de Gorki, incarnant l’amitié franco-russe, il reconnaissait de très bonne heure le facteur nouveau de la paix et de la noblesse humaine qu’apportait la Révolution d’Octobre. Ce grand pacifiste, lié d’autre part à Rabindranath Tagore, à Gandhi, avait ardemment recherché toutes les solutions qui pouvaient, pensait-il, rendre la guerre impossible.
Aussi le retentissement fut-il énorme, quand l’homme d’Au-dessus de la mêlée déclara hautement que, devant la menace de la guerre, devant la nouvelle forme qu’elle prenait, le fascisme, il fallait s’unir et s’armer. Car c’est Romain Rolland qui, avec Henri Barbusse, alerta le premier les hommes de bonne volonté du monde entier en convoquant à Amsterdam, deux ans même avant le venue de Hitler au pouvoir, le congrès mondial contre la guerre et le fascisme.
De cela, nous lui resterons éternellement reconnaissant, nous-autres hommes. Et fiers, nous-autres Français.
Ce qu’était le prestige de ce grand écrivain qui s’en va, comment le résumer ? Il y avait ses livres, Liluli, Colas Breugnon, Beethoven ; son Théâtre… Mais il y avait aussi cette haute figure morale qui fut la conscience d’une époque.
Et l’on voyait un Georges Dimitrov écrivant à Romain Rolland pour le remercier d’avoir fait retentir si clairement sa voix au temps du procès de Leipzig. A chaque injustice, cette voix s’élevait. Et on peut bien raconter aujourd’hui qu’à la veille de la guerre de 1939, la vieille reine Elisabeth de Belgique, terrifiée du danger pressant et de ce qu’elle entendait autour d’elle, imaginait de se rendre à Vézelay, elle, cette princesse née Allemande, d’écrire la vie de son mari, le Roi-Soldat Albert Ier, celui qui n’avait pas plié devant l’Allemagne. Rien ne fait mieux que cette histoire, à mon sens, comprendre ce que Romain Rolland a été, pour les reines comme pour les peuples.
Une vie exemplaire
Je l’ai vu presque à la veille de sa mort. Rongé par de longues maladies, se survivant à force de soins, grâce au dévouement surhumain de sa femme, dont je veux ici saluer profondément la douleur, c’était vraiment avec angoisse qu’on lui parlait : on le sentait à chaque instant menacé. J’eus l’honneur de recevoir de ses mains une lettre qu’il me pria de porter, comme il allait quitter Paris, à Maurice Thorez pour lui dire sa joie de le savoir à nouveau parmi nous [2]. Il venait d’achever un Péguy, donnant ses dernières forces à ce compagnon de sa jeunesse, si dissemblable de lui et pourtant si proche de son cœur.
Et par là, la dernière leçon de Romain Rolland, tandis que se poursuit encore le combat pour lequel il aura, le premier, mobilisé les consciences, le combat contre le fascisme fauteur de guerre, cela aura été l’exemple de sa double amitié pour Péguy, pour ce qu’il représente, et pour les communistes de France : la leçon d’unité française devant l’ennemi, qui sera entendue et retenue [3]
ARAGON. »
Aragon est alors directeur de Ce soir.