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Gelu à Toulon, 1873

mardi 31 mars 2020, par René MERLE

1873, retour de flamme sans lendemain, Gelu à Toulon [1]. En 1873, le modeste retour au “littéraire” provençal est mis en valeur par le concours régional (poésie française et provençale, histoire, archéologie) organisé par la ville de Toulon et l’académie.

La commission chargée d’examiner les pièces de poésie, écrites dans l’un des divers idiomes parlés dans le midi de la France” est composée de Gaut, félibre, organisateur des Jeux floraux d’Aix, Revoil, de l’académie du Gard, Dol, de la société académique de Draguignan. L’académie du Var, on l’a vu, est partagée sur le statut du provençal. Les élus républicains aussi. Parmi eux Allègre, Blache, etc. avaient salué Gelu en 1864-65. L’engagement réactionnaire de L’Armana des félibres les a irrités. En incluant le provençal dans le concours, ils refusent de confondre poésie provençale et réaction. Et ils invitent Gelu, qui illustre un tout autre engagement. Gelu, malade, désargenté, ne cessait de presser Mouttet et Pietra de lui donner l’occasion de vendre quelques ouvrages. Il sera l’invité d’honneur du gala de clôture du concours.
Le 7 juin 1873, le théâtre est comble pour cette soirée de gala. Gaut salue en vers provençaux les Toulonnais Thouron, Poncy, Pelabon, et présente les lauréats ; parmi eux, deux Varois, Peise et Richier (ouvrier maréchal-ferrant à la Tour d’Aigues, Vaucluse : le jeune compagnon pérégrine dans son haut pays, aux confins de quatre départements).
Gaut lie la verve provençale et l’engagement politique conservateur de Peise,“felen de Mèste Franc” : on imagine ce qu’en peuvent penser les élus républicains. Peise d’ailleurs n’est pas venu. Mais enfin la pièce primée n’a rien de politique. Par contre le vieux félibre V.Bourrely marque son engagement clérical et anti-républicain. Il est maître d’école à Rousset, aux confins du Var et des Bouches-du-Rhône, et donne du village une image idyllique, dégagée de toute modernité. On lit la pièce primée de F.Martelly, qui elle aussi s’achève en bondieuserie.
Raison de plus pour que le maire républicain, l’avocat V.Allègre, précise ses positions .
Nous venons, en cette solennité, honorer les fils de la langue d’oc” aux nobles traditions provençales, héritières de l’antiquité grecque et romaine, des meilleurs influences sarrasines, et des Troubadours initiateurs. “Oui, nous sommes les vrais rejetons de la chevalerie et de la libre conscience. Qu’on ne s’étonne plus, à cette heure, de voir les populations méridionales emportées vers la démocratie. Elles suivent l’entraînement de leur race, et ce sont nos vieux poètes qui ont semé dans nos veines le ferment de l’indépendance et de l’égalité”. Mais “depuis que le destin des terres méridionales est confondu avec celui de la France”, les provençaux sont pleinement français. “Vous blasphémez et vous calomniez à plaisir vous qui dites que nous voulons renier la grande nation affligée ; mais elle nous appartient comme aux autres ! Et nos hommes de génie ont contribué à sa précieuse unité”. Il ajoute la note patriotique de rigueur : “Félibres, Troubaires, et vous, vénérable Victor Gelu qui m’entendez, puisque les Allemands recherchent, lisent et comprennent les livres écrits dans notre langue naturelle, vous allez, n’est-ce-pas ? être la personnification la plus sincère et la plus expressive de notre sentiment populaire. Commencez vos sirventes sur le ton de Bertrand de Born et déclarez aux conquérants du Rhin que nous serons toujours Français !”.
Un notable s’exprimant publiquement sur le renaissantisme, de la poésie provençale lue au grand théâtre, voilà deux nouveautés pour Toulon. La presse n’en est pas bouleversée. Le Toulonnais (conservateur) donne les récompenses, sans commentaires, et ne publie qu’une poésie française du président de l’académie De L’Hôte. La Sentinelle (droite affirmée quelque peu royaliste) boude la municipalité. Mais Le Progrès (radical) est tout aussi laconique. Le versant provençal du concours passe-t-il inaperçu, ou dérange-t-il ?
Paradoxalement, c’est dans le conservateur Var de Draguignan (12-6-73) “un juré du concours littéraire”(Dol) donne une présentation diplomatique de la soirée. “Des applaudissements chaleureux et réitérés accueillent d’abord le discours d’ouverture prononcé par le Maire de Toulon. Dans cette allocution à la fois littéraire et patriotique, le premier magistrat de la cité retrace en traits heureux et rapides le glorieux passé de notre Provence. M.Allègre est un démocrate athénien ; il aime les arts et les lettres. Avec un républicain de sa façon, on ne craint pas de revenir à la rudesse et au brouet noir des Spartiates. [...] M.Gaut, le spirituel felibre d’Aix, lit ensuite son rapport en vers provençaux sur les poésies en langue d’Oc. Les candidats qui ont pris part à la lutte poétique et ont mérité une récompense sont finement appréciés. A chaque éloge est mêlé un mot de critique courtoise. La louange ainsi assaisonnée n’a que plus d’agrément.
M.Martelly, de Pertuis, débite d’une voix nette et bien accentuée lei Dous Poutouns, pièce écrite par son père et qui a obtenu la médaille d’or. C’est une poésie charmante et d’une saveur toute provençale. Seulement l’auteur a eu le tort, selon moi, de faire intervenir le merveilleux dans la dernière partie. Pourquoi faut-il que ce tableau rustique, aux larges touches et bien ensoleillé, finisse en ex-voto !
En ce moment, l’attention de l’auditoire devient du recueillement. Un vieillard, aux allures des plus simples, à la physionomie plébéienne mais expressive, vient de commencer : “A peri tout entié, qué servirié dé neisse ! / Dieou, qué li vé tant luen, nous fourgé pas per ren ; / En mouren regrïan ; l’ome, quan dispareïsse, / Va pupla leis estélo oou foun doou firmamen !”
C’est Victor Gelu, le doyen de la poésie provençale, qui dit, et admirablement, lou Crédo dé Cassian, ce symbole de tous les esprits supérieurs. La salle est silencieuse mais frissonnante ; l’émotion est grande et elle s’accroît sans cesse. La foule est entraînée par le poëte ; elle s’élance avec lui dans les espaces peuplés de soleils et de mondes qu’il découvre à ses yeux ravis. Enfin l’enthousiasme éclate, Gelu est acclamé de bravos ; c’est une véritable ovation. Cet homme, si bon et si sensible sous sa rude écorce, a des larmes dans les yeux.
Je dirai ici, pour ceux qui pourraient l’ignorer, que Gelu est le peintre le plus franc et le plus énergique de nos classes populaires. Chez lui rien d’abstrait et de métaphysique ; ses types, qui appartiennent généralement aux dernières couches sociales, sont pleins de vie et rigoureusement incrustés dans la réalité. Les vieilles mœurs provençales s’effacent chaque jour ; elles sont peut-être destinées à disparaître complètement ; mais les savants et les chercheurs les retrouveront dans l’œuvre de ce puissant poëte
”. Suit l’éloge de Jean Aicard, poète français. Le jeune J.Aicard vient en effet de donner ses Poèmes de Provence, où le vers français chante les “mœurs, coutumes et physionomie du pays”.
Le lendemain, au banquet, Gelu, Aicard sont applaudis, “M.Gaut débite de jolies oubreto de sa façon [...] On fait un cordial accueil à une chronique de chasse rimée de M.François Dol, délégué de la société d’études de Draguignan. Pourquoi faut-il que l’on regrette l’absence d’un convive ? Je veux parler de M.Peise, à qui le premier prix de poésie provençale (genre badin) a été décerné pour ses Dous Veouses. Il nous aurait dit ce conte plein de malice et de sel, et bien d’autres encore. L’auteur des Talounado de Barjomau, l’héritier de l’esprit et de la gaîté de Pierre Bellot, avait sa place marquée dans cette agape littéraire”.
Il est évident que pour Dol, politesses mises à part, l’événement a été la lecture de Gelu.
Si les journaux toulonnais ont été discrets, Le Touche-à-Tout(15-6-73) présente aussitôt le gala dans un long article signé Zappa. Jeu de massacre. On raille les académiciens républicains, “M.Noble, avocat, inventeur du mot Rapablaque”. Ridicule des personnages et des discours. Les félibres sont férocement attaqués. La lecture de Martelly est “un supplice”, Gaut a pour toute épitaphe : “Ici git Gaut”. Ne trouvent grâce que le maire, au “discours bien composé, pas trop long”, et Gelu : “Alors le grand poète provençal, le philosophe, le patriarche Victor Gelu se lève, et d’une voix émue, déclame avec grandeur et majesté son Credo de Cassian, une de ses plus belles chansons provençales. Les applaudissements montrent que ces vers superbes ont remué les spectateurs les plus indifférents”.
Ce même n° publie en première page un plaisant compte-rendu en provençal (continué dans le n° suivant) : la commentatrice est censée être une femme du peuple. Gaut et les félibres l’ont ennuyée. Par contre Gelu est encensé. Cette intervention n’est pas innocente. Pour cette jeunesse cultivée le provençal qui se prend au sérieux est ridicule, s’il n’arrive pas au registre de Gelu, qui peut toucher le public cultivé comme le peuple. Qui a écrit ce long compte-rendu provençal ? Dans sa correspondance avec Pietra, Gelu semble l’attribuer au fils Pietra (Victor), qui anime le journal avec Bernard.
Le 24-6-73 enfin, Le Progrès du Var publie une lettre, pleine de fausse humilité, de Gelu à Allègre, maire de Toulon. Il remercie le public enthousiaste à son égard, le Maire, le “bon Pietra”, les académiciens L’Hôte, Margollé, Garbeiron, le “jeune et intéressant Jean Aicard qui a trouvé aussi un compliment des plus flatteurs pour l’obscur chansonnier de l’infime plèbe marseillaise—”, Mouttet, “dont le zèle a abouti à un résultat inespéré”, “M.F.Dol, de Draguignan, l’amateur passionné de cynégétique qui, pour versifier les péripéties de la chasse au merle blanc, a su s’approprier la plume facile de Voltaire. Dans la chronique fidèle par lui écrite dans le journal le Var, M.Dol, lui aussi, a tiré sa très-humble révérence au chantre de Cassian, au rude Rembrandt des Truands de la vieille Massulie”. Il remercie encore le “rédacteur humouriste de cette petite feuille caustique lequel n’a pas du tout la main pesante pour un "ursus" car dans son piquant tableau de notre solennité théâtrale, s’il égratigne malicieusement toute l’assistance officielle, surtout certain félibre et certain lauréat par procuration, la grêle des traits qu’il décoche à droite et à gauche ne décèle aucun fiel” . Il remercie enfin“l’auteur de prose provençale corsée qui émaille du pittoresque la première page du journal toulonnais le Touche-à-Tout, où Victor Gelu est naïvement complimenté dans sa langue maternelle”. Le Progrès ne fera pas l’effort d’en dire plus. Réserve significative si on la compare à l’engagement du journal radical de Marseille, L’Egalité, Journal de l’Union démocratique du Midi. (Gelu dit “notre journal” en écrivant à Mouttet) qui les 3, 4, 9-7-73 donne une longue étude sur Gelu.
L’Armana prouvençau pour 1874 lui même saluera le triomphe du“troubaire Gelu, majourau d’age dóu Gai Sabé” .
Gelu et les Félibres, 1874
Quelles suites a ce concours ?
Petit tumulte autour des décisions du Jury. Gorlier, élu républicain et poète français, conteste le prix donné à J.Aicard. Pelabon s’indigne que l’on n’ait pas primé son ambitieux poème provençal sur la peste de Toulon, qu’il publie, ce n’est pas un événement. La légitimiste Sentinelle se borne à annoncer la parution, sans prendre vraiment parti. Le Touche-à-Touten profite pour manifester son allergie à la poésie félibréenne couronnée.
Peise, récompensé à Toulon, fait connaître sa pièce aux lecteurs du Var : “On reconnaît l’esprit malicieux de Cascaveou” (22-6-73). Le Touche-à-Tout donne aussi “Leis dous Veouses”(6-7-73) : “Nous croyons être agréables à nos lecteurs en publiant le conte suivant, Leis dous Veouses, qui a obtenu la médaille d’argent au concours de poésie provençale de Toulon et que l’auteur, M.F.PEIZE, a bien voulu nous communiquer”. Le conservateur Peise ne recule donc pas devant la compromission avec ces radicaux qu’il dénonce, et les radicaux saisissent l’occasion de publier, à côté de Pélabon et de Poncy, une pièce plaisante du chroniqueur ennemi. Le provençal a-t-il déjà sa place hors-circuit, où les adversaires peuvent se retrouver ? Mais de Gelu, point. V.Pietra lui avait demandé le texte du “Credo de Cassian”, Gelu s’étonne de ne pas le recevoir imprimé, mais le journal est mort en juillet.

Notes

[1Extrait de René Merle, Les Varois, la presse varoise et le provençal, 1859-1910 1996