Le meurtre du collègue professeur d’histoire Samuel Paty me bouleverse en tant qu’être humain, en tant que citoyen, mais aussi en tant qu’ex enseignant.
J’ai hésité avant d’en parler à titre personnel, tant me révulsaient les dégoulinantes homélies de tous bords venues, et de tous lieux, y compris du tout proche entourage monarchique.
Mais quand même...
Voilà 24 ans que j’ai pris ma retraite, à l’âge de 60 ans.
Ma vie professionnelle durant, j’ai enseigné, en collège et en lycée, des matières dites sensibles : lettres, puis philo, et ensuite, le plus longtemps, histoire et géographie, et, comme on disait alors, instruction civique.
C’est dire qu’il fallait marcher sur des œufs pour ne pas faire passer en prosélyte, plus ou moins masqué, « sa » propre vision d’enseignant, qu’il s’agisse d’un auteur, d’un concept, d’un événement, et, partant, pour essayer de faire murir cette graine d’esprit critique et de raison qui est en chaque enseigné, même s’il n’en a pas toujours pleinement conscience.
J’ai essayé de la faire au mieux et je ne sais si j’y suis arrivé. Mais quand je considère ce qu’a été l’évolution de l’enseignement depuis que je l’ai quitté, il me semble que la tâche nous était plus aisée que celle des enseignants d’aujourd’hui. Le professeur n’était pas tenu d’être un animateur, un gentil copain, mais un maître, au meilleur ou au pire sens du mot selon les individus qui devaient endosser le mot.
Le respect qui nous était dû, et que parfois nous ne savions pas mériter, était en fait le respect dû au savoir. Et ce savoir ne procédait que de l’école, et de la famille. J’ai vécu les débuts d’Internet, les temps où seuls quelques enfants de familles privilégiées, ou motivées, avaient accès à un ordinateur. Puis le computeur s’est généralisé, et il a fallu ramer pour faire comprendre que le travail personnel exigé à la maison ne se résumait pas à faire des copiés-collés, et que la vérité ne s’inscrivait pas automatiquement sur l’écran. Il a fallu ramer pour que l’esprit critique que nous sollicitions en classe puisse aussi être appliqué par l’élève à ce qu’il pouvait trouver dans l’ordi familial.
J’ai quitté l’enseignement au moment où la possession de l’ordi personnel, puis celle du téléphone mobile et enfin celle du smartphone, allait bouleverser la donne. La connaissance n’était plus acquise par un aller-retour dans la verticalité éducative, mais dans l’horizontalité générationnelle des réseaux dits sociaux. On sait quels ravages cette horizontalité « éducative » a pu faire en matière d’initiation à la sexualité.
Mais aujourd’hui, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la propagation d’une idéologie mortifère a pour vecteur principal ces réseaux dits sociaux, pour peu que l’habitus socio-culturel s’y prête. Et que cette idéologie inscrit l’adolescent et le jeune homme dans un hors jeu total de la sphère éducative scolaire, et le laisse indifférent, voire hostile, à toute parole professorale.
Je comprends que l’exaspération populaire se félicite de mesures de fermeté appliquées aux prêcheurs de haine dans les lieux de culte [1], mais je doute qu’intimidations, dissolutions, expulsions, puissent venir à bout de cet insidieux empoisonnement d’une partie de la jeune génération.
Il faudra bien autre chose, et là encore, je doute que notre société désespérément éclatée, et inégalitaire, puisse générer d’elle-même les contre poisons qui doivent agir au plus profond des consciences.
C’est peut-être là une façon de dire qu’il faudra bien un jour considérer que les fondements de cette société sont à rebâtir, concrètement.
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