Voici deux extraits de deux œuvres a priori sans relations, et pourtant… Leurs auteurs sont de la même génération qui vit naître et mourir le romantisme alors que s’affirmait le matérialisme sans âme, mais oh combien performant, de la révolution capitaliste…
Au-delà de ces deux extraits, je ne peux naturellement que vous inciter à lire l’intégralité de ces deux textes magistraux, et d’une certaine façon fondamentaux, que vous trouverez facilement sur Internet.
Et vous mesurerez combien ils peuvent éclairer notre présent.
Quand le vieux monde se défait et que le nouveau n’incite pas à le regretter...
Le monde nouveau, c’est-à-dire celui de la bourgeoisie, non pas de la respectable bourgeoisie porteuse de culture et d’humanisme, mais, je le répète de la nouvelle bourgeoisie capitaliste.
La différence entre Musset l’aristocrate désillusionné et Marx l’intellectuel bourgeois en rupture de ban tient à ce que le premier ne se retrouve pas dans ce monde nouveau sans âme, alors que le second voit dans l’énergie capitaliste ce qui, à travers son épanouissement, sera un jour son propre fossoyeur. Le capitalisme mourra de ses contradictions, et des luttes d’un prolétariat qu’il a engendré...
On peut penser que Musset, tout en profitant des derniers cris de la technique et de la médecine, se plaindrait de la même façon, alors que Marx se retrouverait consterné par ses prédictions déçues. Le capitalisme continue à creuser sa tombe en se développant, mais où est passé le prolétariat soi disant accoucher de la société nouvelle ?
Alfred de Musset [1810] : « Rolla », La Revue des Deux Mondes, Août 1833, deuxième quinzaine.
Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ?
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe,
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe
Qui tombe en tournoyant dans l’abîme éternel ?
Vous vouliez pétrir l’homme à votre fantaisie ;
Vous vouliez faire un monde. — Eh bien, vous l’avez fait.
Votre monde est superbe, et votre homme est parfait !
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
Vous avez sagement taillé l’arbre de vie ;
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ;
Tout est grand, tout est beau, — mais on meurt dans votre air.
Vous y faites vibrer de sublimes paroles ;
Elles flottent au loin dans des vents empestés.
Elles ont ébranlé de terribles idoles ;
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L’hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres ;
Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu.
Le noble n’est plus fier du sang de ses ancêtres ;
Mais il le prostitue au fond d’un mauvais lieu.
On ne mutile plus la pensée et la scène,
On a mis au plein vent l’intelligence humaine ;
Mais le peuple voudra des combats de taureau.
Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,
On n’est plus assez fou pour se faire trappiste ;
Mais on fait comme Escousse [1], on allume un réchaud.
Karl Marx [1818], Friedrich Engels [1820], Manifeste du Parti communiste, publié en février 1848 à Londres, en allemand, et traduit ultérieurement en français.
« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent. »